lundi 5 septembre 2011

La conscience du libéral Paul Krugman


Il y a déjà un moment que le livre "L'Amérique que nous voulons" a été publié aux États-Unis (2007). Son auteur, Paul Krugman, a remporté le prix Nobel d'économie en 2008 et est professeur à l'Université de Princeton. Il est aussi connu pour ses chroniques hebdomadaires dans le New York Times.

Paul Krugman tient par ailleurs un blogue qu'il intitule " The conscience of a liberal" (c'est aussi le tire original de son livre). Rappelons qu'aux États-Unis, le terme libéral (liberal) n'a pas le même sens qu'au Québec. Ici, un libéral est associé à la droite politique alors qu'aux États-Unis, un "liberal" est une personne de gauche favorable à l'intervention de l'État dans l'économie.

Paul Krugman a été un ardent critique de l'administration Bush entre 2000 et 2008. Dans "l'Amérique que nous voulons", on retrouve plusieurs de ces critiques (notamment sur les réductions considérables de l'impôt des plus riches et sur les efforts pour abolir les droits de succession), mais l'essentiel de son propos est ailleurs: comment expliquer que le mouvement conservateur aux États-Unis (mené par le parti républicain) soit si vigoureux et persistant, alors que les importantes difficultés et inégalités économiques du pays devraient logiquement pousser les électeurs vers des mouvement progressistes plus à "gauche" et favorables à une redistribution plus équitable des richesses?

Le premier constat de Krugman est troublant. Selon lui, les inégalités de revenu aux États-Unis étaient en 2006 aussi importantes que les inégalités de revenu dans les années 1920! À l'appui, une étude de longue haleine menée par Thomas Piketty et Emmanuel Saez (Université Berkeley) qui révèle entre autre qu'en 2005, la concentration des revenus entre les mains d'une petite élite de 1% correspondait à la même qu'en 1920. Elle accaparait 17,3% du revenu total en 1920 et 17,4% en 2005.

Pour expliquer cette évolution, Krugman lance une hypothèse étonnante. Il affirme ainsi que les "forces naturelles du marché" n'auraient rien à voir avec cette transformation et croit qu'elle s'explique plutôt par des motifs politiques. Il estime que des groupes d'extrême droite se sont progressivement emparés du parti républicain (grâce entre autre aux médias, aux think tank, à l'argent et même à la tricherie) et ont réussi à éliminer plusieurs des mesures sociales et interventionnistes mises en place dans les années 1930 lors du New Deal de F.D. Roosevelt. Ces groupes sont financés par une minorité d'ultra-riches qui n'ont aucun intérêt à voir des politiques sociales adoptées. Le plus frappant, c'est qu'au moment où Krugman lance cette hypothèse, le mouvement politique d'extrême droite du Tea Party n'est toujours pas né aux États-Unis, ce qui rend sa thèse d'autant plus actuelle - voire prophétique - compte tenu de l'influence considérable que ce groupe exerce actuellement sur la politique américaine.

Le deuxième constat, c'est que ces groupes d'extrême droite, pour "vendre leur salade" et prendre le pouvoir, se sont appuyés sur des outils antidémocratiques. Un de ces outils, c'est le racisme.

Celui-ci serait à tel point ancré dans la culture politique américaine qu'il expliquerait en grande partie pourquoi une large proportion de l'électorat est toujours réfractaire à la construction d'un État-providence fort qui pourrait bénéficier à certaines minorités. À titre d'exemple, Krugman souligne que dans les années 1940, lorsque le président Truman a tenté de mettre en place une assurance maladie nationale, les politiciens du Sud l'ont fermement combattu car cela aurait impliqué la déségrégation de leurs hôpitaux! Selon Krugman, c'est depuis 1964, date où la discrimination raciale fut déclarée illégale par le Civil Rights Act que l'électorat du Sud tomba presque définitivement entre les mains des républicains. Depuis cette date, les conservateurs républicains auraient habilement exploité la question raciale pour miner la pertinence d'un État interventionniste. Le même type de rhétorique fut - et est encore - utilisée pour associer malicieusement l'interventionnisme de l'État au communisme.

Krugman va même plus loin en affirmant que la montée en puissance des conservateurs aux États-Unis est assimilable à une conspiration dans laquelle un autre outil a joué un rôle central: la tricherie. Il rappelle comment en 2000, la secrétaire d'État républicaine de Floride, Katherine Harris, a éliminé des listes électorales - sans justification valable - des milliers d'électeurs noirs ou hispaniques susceptibles de voter pour les démocrates. Par ailleurs, qui ne se souvient pas des conditions scandaleuses du vote de 2000 dans un comté de Floride, où le trucage des bulletins a permis à George W. Bush de se faire élire?

Les affirmations coup de poing sont nombreuses dans l'ouvrage de Krugman, mais le ton est moins polémiste que ce que mon résumé peut laisser entendre. Il y a entre autre un chapitre complet dans lequel il présente de manière convaincante les raisons pour lesquelles les États-Unis ont désespérément besoin d'un système d'assurance-maladie plus généreux.

Il illustre aussi, chiffres et études à l'appui, comment les inégalités sont à ce point importantes aux États-Unis. Ainsi, saviez-vous que le revenu réel médian des hommes travaillant à temps plein en 2005 était légèrement inférieur à son niveau de 1973? Et que les salaires des PDG des 102 plus grandes sociétés américaines correspondaient en 1970 à 40 fois ce que gagnait le travailleur moyen à temps plein, alors que dans les années 2000, la rémunération moyenne des PDG était 367 fois plus élévée?

Au fond, ce que souhaite Krugman, c'est une société plus égalitaire. Pourquoi? Car il estime qu'une trop grande inégalité économique entraîne inévitablement la corrosion des relations sociales, politiques et éventuellement de la démocratie. À ce chapitre, Krugman doit certainement envier les Québécois. Selon l'économiste Pierre Fortin,

En 2007, dernière année avant la récession de 2008-2009, le 1 % le plus riche des Québécois a accaparé 11 % du revenu total de la province. Ailleurs au Canada, le pourcentage du revenu total allant au 1 % le plus riche de la population était de 15 % ; aux États-Unis, il était de 24 %.

Le Québec est ni plus ni moins la société la moins inégalitaire du continent. Serait-elle aussi la plus démocratique?

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