samedi 21 avril 2012

La démocratie au palais de justice


Nicolas Bourdon

Les injonctions qui pleuvent présentement sur le mouvement étudiant doivent être considérées comme de graves entraves à la démocratie. Qu’elles aient lieu à l’Université de Sherbrooke, à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) ou au Collège de Rosemont, ces injonctions suivent toujours le même modus operandi : une poignée d’étudiants (parfois un seul !) se présentent en cour et demandent au juge d’ordonner un retour en classe ; les juges obtempèrent rapidement et donnent raison aux plaignants.

Et pourtant, les mandats de grève ont été votés dans des assemblées générales ; ils sont le résultat d’un processus démocratique et ils sont donc l’expression du souhait de la majorité des étudiants. En ordonnant une reprise des cours, les juges devraient donc considérer qu’ils privilégient des individus peu nombreux au détriment d’une majorité. Ils demandent ainsi à l’université ou au cégep touché par leur injonction de balayer du revers de la main le fait que les associations étudiantes sont les représentantes légales de tous les étudiants de l’établissement (Loi sur l'accréditation et le financement des associations d'élèves ou d'étudiants, section 5, article 28) et que les directions doivent respecter les décisions prises par ces associations.

Les directions des institutions d’enseignement ont d’ailleurs commencé par reconnaître la légitimité des mandats de grève en signant avec les associations étudiantes des ententes selon lesquelles elles levaient les cours pendant la période touchée par le mandat de grève. Dans plusieurs cas, les mandats de grève ont été respectés par les directions depuis plus de deux mois ; on peut alors comprendre le désarroi des étudiants grévistes qui se font dire soudainement qu’on ne respecte plus la légitimité de leur mouvement parce qu’un juge, quelque part, en a décidé ainsi.

Est-il trop demandé aux juges qu’ils se posent quelques questions à propos de la paix sociale avant de rendre leur jugement ? Il est bien sûr à prévoir que des étudiants ayant entre les mains un vote de grève majoritaire de leur assemblée vont vouloir manifester sur leur campus pour protester contre ce qu’ils considèrent à juste titre comme une décision inique. Les étudiants de même que plusieurs professeurs estiment, et ils ont raison, que l’escouade antiémeute et les policiers n’ont aucune raison d’envahir leur institution lorsque la grève a été votée en bonne et due forme. 

On assiste parfois à des scènes surréalistes. On apprenait récemment que la direction de l’UQO avait elle-même demandé au juge une levée des cours, car elle voulait respecter la décision majoritaire de l’assemblée étudiante et elle craignait qu’il y ait du grabuge si le mandat de grève n’était pas respecté. Le juge a refusé au grand dam du recteur Jean Vaillancourt qui a condamné la judiciarisation du débat. Mais avoir contre son jugement à la fois les étudiants et la direction de l’université, ce n’était pas assez pour lui ; il préférait donner raison à une poignée d’étudiants nombrilistes. À l’Université de Sherbrooke, les étudiants en lettres et sciences humaines qui ont demandé une injonction ont eux-mêmes déploré la portée de la décision du juge Gaétan Dumas. Celui-ci a ordonné une reprise des cours pour l’ensemble de l’université et non seulement pour la faculté des lettres et des sciences humaines. Quand le juge en donne plus que le client en demande, on est en droit de se poser quelques questions, non ?

Le gouvernement, par son attitude intraitable, est bien entendu le grand responsable de la crise actuelle. Line Beauchamp a en effet ajouté de l’huile sur le feu en disant il y a une semaine que « toutes les mesures devraient être prises » pour que les cours reprennent et elle a encouragé explicitement les étudiants qui le désiraient à demander des injonctions aux tribunaux. Il est désolant de constater qu’une politicienne estime qu’une question éminemment politique comme la grève puisse se régler en cour. Grâce aux injonctions, certains étudiants peuvent éviter de participer aux assemblées étudiantes et de prendre part aux débats qui y ont lieu ; ils peuvent même, à limite, négliger de s’informer et n’avoir qu’une connaissance très superficielle des enjeux qui secouent actuellement le monde étudiant. C’est tout simple : un juge, quelque part, leur évitera ce travail de réflexion par trop fastidieux ! Le message que la ministre et les juges envoient aux étudiants est le suivant : la voix de vos assemblées démocratiques ne compte pas, nous avons décidé qu’une question politique ne se règlera pas par la politique ; seuls des arguments purement légalistes ont droit de cité. Et on se demandera par la suite pourquoi les jeunes s’intéressent si peu à la politique ! Révoltant !

Une lueur d’espoir – heureusement il y a toujours de l’espoir ! – est venue du Collège Saint-Jean sur Richelieu : des étudiants verts et rouges ont manifesté ensemble contre la décision de la direction de reprendre les cours malgré le vote de grève des étudiants. Ils ont compris ce qu’on ne comprend pas en haut lieu : la démocratie doit être respectée.       

vendredi 20 avril 2012

Grève étudiante, fascisme et inflations verbales

Félix-Olivier Riendeau

J'entends beaucoup parler de fascisme et de totalitarisme ces jours-ci.

Je fais entre autres référence à la lettre que M. Bernard Guay, Directeur général de la fiscalité du ministère des Affaires municipales, a rédigée sur le site Internet du journal Le Soleil. Il invitait les opposants à l'actuelle grève étudiante à s'inspirer des mouvements fascistes des années 1930 en Europe, afin d'administrer: 

"aux gauchistes leur propre médecine. Ceux-ci en ont gardé un souvenir si cuisant que, trois quarts de siècle plus tard, ils s’acharnent encore à démoniser cette réaction de salubrité politique. Les opposants aux grèves doivent donc cabaler, s’organiser pour franchir en masse les lignes de piquetage, apostropher les porteurs de carrés rouges où qu’ils les rencontrent, répondre à l’intimidation par le défi

Ces propos sont graves, et qu'un quotidien ait accepté de les publier l'est encore plus. L'article en question a depuis été retiré du site web du quotidien, et le ministre des Affaires municipales, Laurent Lessard, a blâmé et sanctionné M. Guay.

Il est aussi de bon ton, pour certains sympathisants ou militants du mouvement étudiant, de faire référence au fascisme pour condamner les nombreux gestes de brutalité policière qui ont été posés dans les dernières semaines. Qu'il s'agisse d'un étudiant qui perd son oeil parce qu'il a  été atteint par une grenade assourdissante tirée par des policiers, d'arrestations musclées et arbitraires de journalistes ou encore d'agents de sécurité qui intimident et forcent des professeurs à donner leurs cours, les exemples de ce type de dérives ne manquent pas. 


La responsabilité du gouvernement dans cette escalade de violence est manifeste, puisqu'en refusant de négocier et en se réfugiant derrière le droit et la valse d'injonctions émises dans les derniers jours, il laisse la situation s'envenimer, voire encourage sa dégradation afin de discréditer le mouvement étudiant. Nicolas Bourdon, mon ami et collaborateur sur ce blog, publiera d'ailleurs prochainement un billet sur cette question.

Pour critiquer ces dérives, il n'est pas rare que l'on évoque, dans les médias traditionnels et dans les médias sociaux, la fascisation de l'État québécois pour décrier l'utilisation de cette violence arbitraire. Pour certains, le Québec serait ni plus ni moins en voie de devenir un régime totalitaire.

Ces références au fascisme me semblent fortement exagérées et témoignent à mon sens d'une incompréhension de ce qu'il signifie réellement. 

Les caractéristiques du fascisme

Sans faire ici une présentation exhaustive du fascisme et de son histoire (il ne manque pas d'ouvrages de qualité sur le sujet), rappelons que pour être qualifié de fasciste, un régime politique doit posséder plusieurs caractéristiques que l'État du Québec, malgré les dérives policières des dernières semaines, ne possèdent pas. Qu'il suffise ici d'en présenter quelques-unes:

1. Un culte du chef: Les fascistes considèrent le peuple comme un troupeau qu'il faut guider. Seul un leader aux qualités mythiques et mystiques est en mesure de connaître ce qui est bon pour la masse. Un véritable culte de la personnalité est mis en place (on érige des statuts du chef un peu partout, ou encore on chante des poèmes à sa gloire dès la petite école), afin de cimenter l'image charismatique du leader.

2. L'exaltation de la nation et le désir de conquête: Pour les fascistes, l'idée d'égalitarisme est un leurre. Le monde se divise en groupes et nations distinctes, ayant leurs caractéristiques propres.  Les fascistes défendent une conception ethnique de la nation, où l'idée de filiation sanguine et de pureté raciale est importante, même si tous les fascismes n'ont pas mené aux dérives racistes de l'Allemagne nazie.

Pour entretenir ce sentiment d'appartenance à la nation et en exalter la grandeur, les fascistes cherchent à faire la guerre et à conquérir des territoires.

3. Le parti unique et le refus du parlementarisme: Les régimes fascistes ont mis en place des systèmes à parti unique. Les partis d'opposition sont donc déclarés illégaux. L'état d'urgence est aussi décrété, afin de suspendre les pouvoirs normalement conférés au Parlement.

4. L'aspiration à fonder une société totalitaire: Les fascistes souhaitent ultimement que l'État contrôle tous les aspects de la vie en société (éducation, économie, arts, les loisirs, la religion...). Sans que ce soit une condition sine qua non, on trouve aussi dans les régimes totalitaires des camps de concentration, qu'il s'agisse des goulags en ex-URSS, ou encore des camps d'extermination en Allemagne nazie.
***
Si certains sont aujourd'hui tenté d'associer la brutalité policière qui s'abat sur le mouvement étudiant à du fascisme, c'est que l'appareil policier doit en effet jouer, pour cette idéologie, un rôle important de contrôle social. En ce sens, il n'est pas inapproprié de rappeler à quels types de dérives plus importantes cela peut mener. Mais on ne devrait pas pour autant affubler le gouvernement d'un terme à ce point chargé de significations, même si la colère à son endroit peut-être grande et son attitude déplorable dans le dossier de la grève étudiante.


D'une part, cela a pour effet de banaliser le sort de millions de personnes qui ont réellement vécu dans des régimes fascistes (Italie de Mussolini, Portugal de Salazar, Espagne de Franco, Allemagne de Hitler), au sens où je viens de le définir.  


D'autre part, insister sur la fascisation de l'État québecois, c'est sombrer le même type de démagogie que le gouvernement ou certains chroniqueurs utilisent pour démoniser le mouvement étudiant. 


Je suis le premier à être en colère lorsqu'on tente de discréditer tout le mouvement étudiant, alors que trois ou quatre écervelés saccagent le bureau de circonscription de la ministre Beauchamp. À cet égard, il faut voir et revoir la fameuse entrevue de M. Denis Lévesque, avec Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole de la CLASSE, et le professeur à l'ENAP Christian Dufour, dans laquelle on tente d'alarmer tout le monde en évoquant le danger d'éventuels assassinats et en associant le discours de M. Nadeau-Dubois à celui d'un batteur de femmes. D'une disgrâce totale! 


Je suis aussi le premier à trouver scandaleux que le premier ministre Charest tente d'associer les manifestations étudiantes à de l'intimidation, comme on peut en retrouver sur les chantiers de construction. Est-il besoin de rappeler que dans ce cas, ce sont la mafia et le crime organisé qui jouent un rôle central dans l'établissement d'un climat de violence? Faire une association entre ces deux situations est d'une irresponsabilité grossière.


Par contre, je trouve regrettable de laisser entendre que le gouvernement québécois agit à la manière d'un gouvernement fasciste. Ces associations m'apparaissent elles aussi exagérées, et je me demande à quel point ce genre d'inflations verbales (d'un côté comme de l'autre) contribuent, paradoxalement, à alimenter un climat de peur et de paranoïa susceptible de créer un terreau fertile à ce fascisme dont on semble craindre la résurgence.


Quand un enjeu social devient à ce point chargé d'émotions et de frustrations, c'est parfois la raison en entier qui fout le camp. Ce texte se veut donc un modeste effort pour tenter de la réhabiliter.




dimanche 15 avril 2012

Wikipedia: écueils, vertus et pertinence scientifique.

Félix-Olivier Riendeau

**( Je me permets cette semaine de partager avec vous un texte que j'ai rédigé il y a trois ans pour la revue des employés du Collège de Valleyfield. Il demeure à mon sens pertinent. )**

Le phénomène mérite qu’on s’y arrête. En 2005, le site Wikipedia.org, une encyclopédie « libre » en ligne, est devenu l’un des 25 sites web les plus visités dans le monde[1]. Cette popularité peut s’expliquer de la manière suivante : effectuer une recherche à partir des outils dispensés par le site Wikipedia permet d’accéder rapidement à une gamme impressionnante d’articles (de 2005 à 2006, le nombre d’articles est passé de 1.4 millions à 3.4 millions), ces derniers portant sur une gamme étendue de sujets, que ce soit un sujet relatif à la culture populaire ou encore à une thématique scientifique précise. Le terme wiki signifie d’ailleurs « vite » en hawaïen.

Les particularités du site Wikipedia sont les suivantes. D’abord, les articles de l’encyclopédie sont écrits de manière collaborative par tous les utilisateurs du site, c’est-à-dire qu’il est possible pour n’importe quel internaute (aucun statut de membre n’étant requis) de modifier à sa guise (moyennant certaines règles et recommandations) le contenu d’un article et ce, de façon instantanée. L’entrée de nouvelles données se fait de manière tout aussi rapide : lors de la fusillade du collège Dawson en septembre 2006, un compte-rendu des événements était disponible sur le site seulement une heure après le drame.[2] L’article, écrit par un étudiant en science politique de l’Université Concordia, était d’une qualité respectable et appuyé par des photos prises à l’aide d’un téléphone cellulaire.

Placés sous une licence de documentation libre (aucun droit d’auteurs ne sont associés à ces articles), il est possible de les copier ou de les reproduire, même commercialement. L’accès au site est entièrement gratuit et est supporté financièrement par la Wikimedia foundation, une fondation américaine qui a son siège en Floride.

Par ailleurs, on compte des versions dans 229 langues et le site Wikipedia s’engage à ce que les articles soient écrits en vertu d’une éthique de la neutralité du point de vue, c’est-à-dire que l’auteur ne doit pas prendre position face à une question, mais plutôt présenter différents points de vue de la manière la plus objective possible.

Enfin, Wikipedia, est davantage qu’une simple encyclopédie classique. On y retrouve un recueil de citation (Wikiquote), un dictionnaire (Wiktionnaire), une base de données de fichiers multimédias (Wikimedia Commons), un inventaire des espèces vivantes (Wikispecies) ou encore des nouvelles sur des événements d’actualité (Wikinews). Ces différents wikis fonctionnent toujours selon le même principe : tous les utilisateurs sont conviés à en enrichir les contenus.

Compte tenu de ces caractéristiques, un enseignant en vient à se poser la question suivante : doit-on permettre à un étudiant de citer un article trouvé sur Wikipedia en guise de source scientifique dans un travail? La pratique semble en effet devenue courante et il n’est pas rare qu’une dissertation de collégien réfère plusieurs fois à Wikipedia. La réponse que je donne à cette interrogation est la suivante : non. Précisons ici que ma position ne constitue pas une charge contre la consultation de ce site, mais de son utilisation à titre de référence scientifique. On verra en effet que Wikipedia n’est pas dénué de vertus pédagogiques.

Quelques écueils de Wikipédia…

D’entrée de jeu, rappelons qu’il n’est pas recommandé de citer un ouvrage encyclopédique dans le cadre d’une recherche ou d’une dissertation. L’encyclopédie sert à fournir les connaissances fondamentales et indispensables autour d’un objet, d’un événement, d’une personne, d’un fait…. L’encyclopédie, pour un chercheur, c’est un outil de débroussaillage ou d’orientation, pas une source en soi.

Sans entrer dans une longue discussion de nature épistémologique, rappelons que pour être considéré comme scientifique, une théorie devrait pouvoir être réfutable (Karl Popper). Dès lors, est considéré comme scientifique toutes théories qui offrent un potentiel de résistance à la réfutation. Lorsqu’un étudiant en sciences humaines s’attèle à la tâche de produire un travail de recherche, une dissertation critique, un compte-rendu de lecture ou même un essai, on s’attend normalement de lui qu’il précise les sources dont il s’est inspiré dans sa réflexion. Par exemple, s’il s’agit d’une dissertation critique dans laquelle l’étudiant expose un point de vue, le lecteur utilise cette référence pour valider l’information présentée ou pour approfondir une facette de la question discutée. En deux mots, le lecteur doit disposer de moyens raisonnables pour réfuter les faits ou les idées exposées.

Or, dans le cas de Wikipedia, il faut noter que les contributeurs sont bien souvent des amateurs anonymes (il n’est pas obligatoire de signer ses contributions) et qu’il est impossible d’identifier la véritable provenance de l’article, puisque celui-ci évolue constamment, au fil des modifications spontanées que les utilisateurs peuvent apporter. Ainsi, il est très difficile pour un enseignant de vérifier la pertinence de la source Wikipedia fournie par l’étudiant, car elle peut se transformer très rapidement et provient d’une source anonyme. [3] Bien sûr, le comité d’administrateur de Wikipedia recommande aux contributeurs de fournir des sources biographiques à l’appui des informations qu’ils présentent (ce qui est loin d’être toujours le cas) et se réserve le droit, selon certaines modalités, de retirer une page du site, mais aucun comité d’expert, d’universitaires ou de scientifiques ne passe en revue les articles diffusés sur le site.

Les conséquences sont fâcheuses, car il n’est pas rare de retrouver des erreurs de dates ou de faits sur Wikipedia.[4] Les administrateurs de Wikipedia admettent par exemple qu’un article sur une île inexistante, Porchesia, fut disponible pendant plus de dix mois sur le site, avant qu’on ne découvre la supercherie et que l’article soit supprimé. Dans le pire des cas, certains vandales se plaisent à trafiquer délibérément le contenu d’articles, notamment ceux qui traitent de sujets délicats comme la religion ou les guerres. Et même lorsque les faits présentés dans un article sont exacts et vérifiables, ces derniers sont souvent présentés de manière énumérative, sans les efforts de synthèse et de cohésion qui peuvent caractériser les encyclopédies classiques, comme Britannica par exemple.

Pour ces raisons, certains commentateurs taxent Wikipedia « d’anti-élitisme », c’est-à-dire qu’ils accusent le site de sombrer dans un relativisme décadent où la connaissance n’est plus issu d’un savoir objectif vérifiable par des experts, mais bien de traditions orales, culturelles où tous et chacun peuvent détenir une part de vérité.[5] Chaque contributeur devient un expert de son domaine, et il en revient aux utilisateurs du site d’évaluer la pertinence de l’article en question. Simple exercice de jugement, affirmera-t-on, mais de nombreux étudiants en sciences humaines n’ont pas le réflexe de vérifier, via une source alternative, les informations sur Wikipedia et en font leur source principale, voire leur source unique. Si un comité de personnes reconnues par leurs pairs avait évalué les textes, on pourrait à tout le moins se consoler à l’idée de la crédibilité de la source consultée.

…et quelques vertus!

Si l’utilisation de Wikipedia comme source scientifique apparaît problématique, il ne faut tout de même pas répudier cet outil qui possède tout de même certains mérites. Il me semble que le premier de ces avantages tient à l’accessibilité de l’information. Non seulement l’ensemble des sujets abordés est-il très vaste et rapide d’accès, l’idée de gratuité et de collaboration derrière l’entreprise wikipédienne a de quoi faire rêver les plus grands philosophes des Lumières. Ces derniers n’aspiraient-ils pas à la démocratisation du savoir, à l’autonomie des consciences et à la formation réciproque et fraternelle d’esprits rationnels? [6] À certains égards, nul doute que Wikipedia atteint cet objectif. En effet, qu’est-ce qui motive principalement un utilisateur à faire une contribution sur ce site, si ce n’est d’avoir l’impression de contribuer à une entreprise d’éducation gratuite du plus grand nombre, en déjouant le système capitaliste et individualiste des droits d’auteurs ou des brevets? Sur cet aspect, les administrateurs du site Wikipedia se plaisent à rappeler un vieil adage pour évoquer leur philosophie : Veritas filia tempori (la vérité est fille du temps). Même si un article peut s’avérer médiocre lors de sa rédaction initiale, sa qualité ne pourra selon eux que s’améliorer au fil du temps, grâce à un effort collectif de révision et de correction.

Par ailleurs, avant de supprimer une page du site (que ce soit en raison d’informations erronées, de sujets mal traités, de vandalisme…), les utilisateurs sont invités à débattre de l’éventuelle suppression sur un forum, dont le déroulement et les pages de discussion sont archivés. Si un consensus se dégage de ces discussions, la décision appartient alors aux utilisateurs, mais seul un administrateur peut rayer complètement un article de Wikipedia.[7] Dans le cas d’avis partagés, la page contestée est généralement maintenue en place. Encore une fois, difficile de nier les dimensions pédagogiques et démocratiques du projet. D’un côté, la discussion critique et rationnelle est encouragée, de l’autre, toute proposition claire et suffisamment articulée est retenue dans le débat, sans égard à l’âge, au sexe, à l’orientation sexuelle ou à la couleur de la peau (difficile, en effet, de considérer ces critères dans des échanges virtuels).

En bref, Wikipedia entretient un paradoxe sur lequel tout enseignant et étudiant se devra de réfléchir face à la popularité croissante de ce site et de toutes les sources d’informations en ligne. D’un côté, Wikipedia pourrait contribuer à la dégradation de la connaissance et de la culture, car il contribue au mélange des rôles traditionnels dans l’apprentissage : tous deviennent élèves et enseignants à la fois, tous deviennent éditeurs et lecteurs. De l’autre, Wikipedia est un outil puissant de démocratisation du savoir, rendant la connaissance accessible comme jamais auparavant.

L’avenir de Wikipedia

Un des fondateurs de Wikipedia, Larry Sanger, a considéré certaines des critiques formulées à l’endroit de l’encyclopédie libre, notamment celle sur l’absence de comité d’expert pour réviser les contributions, et est sur le point de lancer une nouvelle encyclopédie appelée à supplanter Wikipedia. Le contenu de cette nouvelle encyclopédie, du nom de Citizendium, sera édité par des experts et les contributeurs devront obligatoirement fournir leur nom et leur courriel.[8]

D’ici-là, il faut se rappeler que Wikipedia n’est pas un site internet à proscrire, bien au contraire. Wikipedia fait partie de ma liste de site favoris, et je me plais à y naviguer de temps à autre, appréciant la rapidité avec laquelle on peut passer d’un sujet à un autre. J’apporte aussi, de temps à autre, des modifications à certains articles, soit parce qu’une erreur s’y est glissé, soit parce qu’une explication mériterait d’être clarifiée.

Cependant, je continuerai de proscrire son utilisation par les étudiants dans le cadre de leurs travaux. D’une part, les étudiants doivent apprendre à faire de la recherche documentaire en bibliothèque et apprendre à travailler avec des ouvrages plus étoffés qu’un simple article Wikipedia. D’autre part, ceux-ci doivent comprendre que Wikipedia offre des faits bruts sur une question (en vertu de son éthique de la neutralité), mais n’offre pas de véritables analyses et de critiques d’un phénomène. Or, n’est-ce pas bien souvent à travers l’interprétation des faits que l’on parvient à se forger cet esprit critique et rationnel si cher aux philosophes des Lumières?


[1] Laure Endrizzi. L’édition de référence libre et collaborative. Le cas de Wikipedia, Cellule de veille scientifique et technologique, Institut national de recherche scientifique. Consulté le 29 décembre 2006, http://www.cafepedagogique.net/disci/cdi/72.php.

[2] Tristan Peloquin. « Terreur à Dawson. La fusillade en direct sur Wikipedia » in La Presse, jeudi 14 septembre 2006, p.A7.

[3] En fait, une option permet aux utilisateurs de voir toutes les modifications qui ont été apportées à l’article depuis sa création. Il serait donc théoriquement possible de retracer la source originale de l’étudiant, mais cela exigerait un travail fastidieux et inutile.

[4] Une récente étude de la revue scientifique Nature a montré que l’encyclopédie Wikipedia était moins fiable que l’encyclopédie Britannica. Sur 42 articles révisés, Wikipedia avait une moyenne de quatre erreurs par article, alors que Britannica en avait trois. La différence est sans doute peu importante, mais non-négligeable à mon sens.

[5] Laure Endrizzi, op.cit.

[6] Sur cette question, voir un intéressant débat mené sur le site de l’Encyclopédie de l’Agora : Marc Foglia et Chang Wa Huynh, Wikipedia : perspectives. Consulté le29 décembre 2006, http://agora.qc.ca/

[7] Les administrateurs sont choisis par un vote d’utilisateurs inscrits en tant que membre de la communauté wikipédienne, et qui contribuent eux-mêmes à la production d’articles depuis quelques mois.

[8] Fabien Deglise. « Wikipedia pourrait perdre son monopole » in Le Devoir, vendredi 10 novembre 2006, p. A1.

jeudi 12 avril 2012

Grève étudiante: l'attitude du gouvernement est irresponsable

Nicolas Bourdon

Dans les conflits qui ont récemment opposé le gouvernement Charest à des employés du secteur public, des négociations entre les deux parties ont eu lieu. Dans une manchette du journal Le Soleil du 25 juin 2010, on pouvait lire ceci : « Le gouvernement québécois et le Front commun des employés de l'État sont parvenus à un accord sur les salaires hier soir. » Les employés de l’État avaient effectivement obtenu une hausse salariale de 7% sur sept ans et un mécanisme d’augmentation salariale lié à la croissance économique. On se souvient que les infirmières avaient à l’époque boudé l’offre patronale ; elles avaient continué à négocier et elles avaient finalement obtenu des bonifications satisfaisantes selon l’aveu même de la présidente de la FIQ, Régine Laurent.

Quand on compare cette situation à celle que vivent présentement les étudiants, on constate que c’est le jour et la nuit. Qui sont les étudiants pour le gouvernement ? Des moins que rien ? Pourquoi a-t-il accepté de négocier avec plusieurs groupes de pression, alors qu’il refuse de négocier avec un mouvement qui compte à l’heure actuelle 170 000 étudiants en grève ?

En 2009, le gouvernement avait décidé de verser 19 millions de dollars pour mettre fin à la grève de sept semaines des professeurs de l’UQAM et l’État avait aussi consenti 200 millions pour secourir l’université qui avait engouffré des sommes astronomiques avec son funeste projet de l’îlot Voyageur. Pour les étudiants, le gouvernement refuse de concéder du terrain. La ministre Beauchamp a bien consenti une bonification de 21 millions au programme de prêts, mais ce sont les universités qui devront trouver cette somme à même leur budget.

Le gouvernement n’a jamais véritablement négocié avec les étudiants. Lors de la Rencontre des partenaires de l'éducation, en décembre 2010, les dés étaient pipés. Le gouvernement posait alors la question suivante aux participants : « Quel principe devrait guider la hausse des droits de scolarité ? » La Table des partenaires universitaires, qui regroupe des associations étudiantes et la Fédération québécoise des professeurs d’université, avait décidé de claquer la porte estimant avec justesse que le gouvernement avait pris une décision ferme. Il est donc faux de dire que des négociations de bonne foi ont eu lieu comme le répètent jusqu’à plus soif les ténors du gouvernement.

Il faut aussi rappeler un point qu’on oublie trop souvent : le gouvernement Charest a déjà imposé une hausse des frais de scolarité. En effet, les frais sont passés de 1668 $ en 2007 à 2168 $ en 2012, ce qui constitue une augmentation de 30 % en cinq ans. Jean Charest et sa ministre Line Beauchamp veulent imposer un changement idéologique majeur au système universitaire québécois qui, jusqu’ici, avait imposé des droits de scolarité peu élevés pour favoriser l’accessibilité aux études supérieures et pour limiter l’endettement étudiant. Le gouvernement a deux choix devant lui : soit il fait preuve d’humilité et il décide de négocier de bonne foi avec les étudiants, soit il décide de rester ferme et d’aller immédiatement en élections ; l’augmentation des frais de scolarité devrait alors être un enjeu électoral majeur. Dans tous les cas, la situation actuelle ne peut être réglée sans qu’il y ait eu un débat véritable.

Pour le moment, l’attitude du gouvernement est irresponsable. Selon la Fédération étudiante universitaire du Québec, le conflit actuel aurait coûté 95 millions en salaires versés inutilement et 25 millions en effectifs policiers. On ne compte pas ici le fait que plusieurs étudiants vont sans doute devoir abandonner leur emploi d’été et que d’autres ne pourront pas suivre de cours d’été à cause de l’entêtement du gouvernement. À chaque point de presse ou presque, la ministre Beauchamp tente de rendre les étudiants les seuls responsables de l’enlisement du conflit actuel ; elle devrait faire un petit examen de conscience et réaliser qu’elle porte une grande part de responsabilité en refusant de négocier.

mardi 10 avril 2012

1982: un coup d'État?

Félix-Olivier Riendeau

J'attends avec impatience la sortie du livre de Frédéric Bastien, enseignant au Collège Dawson, sur le rapatriement de la Constitution de 1982. Le 17 avril prochain, cela fera 30 ans que le gouvernement fédéral et neuf provinces canadiennes ont procédé au rapatriement de la Constitution, sans l'accord de René Lévesque et de l'Assemblée nationale du Québec.

Pour souligner l'occasion, M. Bastien publiera donc bientôt les résultats d'un longue enquête de sept ans, qui lui permettent de conclure que les événements de 1982 correspondent ni plus ni moins à un coup d'État.

Une trahison réelle...

Il est évident que lors de la Cérémonie de proclamation de la nouvelle Constitution, le 17 avril 1982, une incroyable injustice venait d'être commise. On donnait au Canada (et imposait au Québec) un nouveau document constitutionnel, notamment une Charte des droits et libertés et des formules d'amendement, sans que le premier ministre du Québec et sa délégation n'aient donné leur accord. Il est dorénavant convenu, dans le paysage politique québécois, de faire référence à la "nuit des long couteaux" pour qualifier cette entente qui a été scellée en 1981, et entérinée en 1982.

Les conséquences sur le Québec furent graves et innombrables. Ne serait-ce que sur le plan symbolique, on venait d'exclure les Québécois d'une démarche fondamentale dans la construction d'un pays et de son identité: la rédaction d'une constitution. Celle-ci doit être un contrat social par lequel des communautés décident de s'unir pour jeter les fondations d'un projet politique commun. Cela devrait donc constituer un moment charnière d'une histoire collective et devrait évoquer une volonté de vivre-ensemble dans un horizon de vues partagées. Le Canada a clairement manqué ce rendez-vous.

Pour la grande majorité des Québécois, 1982 évoque plutôt l'isolement et la trahison, un sentiment qui est encore très présent aujourd'hui, au point où jamais l'Assemblée nationale du Québec n'a accepté de signer le document. On a bien tenté de résoudre le problème constitutionnel par la suite (Meech, Charlottetown), avec les insuccès que l'on connaît. L'impasse perdure donc aujourd'hui, et on ne voit pas en quoi le dossier pourrait être remis à l'ordre du jour par les conservateurs, qui ont réussi à faire élire un gouvernement majoritaire à Ottawa, malgré un très faible appui de l'électorat au Québec.

Il n'est pas dans mon intention de relater ici tous les événements liés à ce rapatriement. Plusieurs le font de toute manière de façon très efficace. Rappelons simplement que les conséquences de l'adoption de la Constitution de 1982 ont été - et sont toujours- importantes et concrètes. On pense tout de suite à la portée de la loi 101, qui a été constamment réduite depuis l'insertion de la Charte des droits et libertés. C'était d'ailleurs un des objectifs de Pierre-Elliot Trudeau de s'attaquer à cette loi qu'il jugeait ignoble. Le Québec perdait aussi son veto historique en matière de réformes constitutionnelles.

De manière générale, la Charte a aussi eu comme effet de donner davantage de pouvoirs aux tribunaux et de miner la capacité d'action des gouvernements régionaux. Un exemple récent nous a été donné dans la fameuse affaire Éric contre Lola, dans laquelle la Cour suprême a invalidé l'article 585 du Code civil du Québec, qui empêchait les couples non-mariés d'exiger une pension alimentaire en cas de séparation.

Pour une collectivité qui se reconnaît comme étant une nation à part entière (et qui aurait aimé que cela soit inscrit dans la Constitution), il y a là des exemples d'intrusions fédérales qui sont inacceptables, d'autant plus que le Québec n'a jamais signé le document qui semble les justifier.

... mais une expression surprenante

Malgré l'injustice de 1982, peut-on qualifier ce rapatriement de coup d'État pour autant? M. Bastien n'est pas le premier à utiliser cette expression, puisque René Lévesque lui-même s'était exprimer ainsi au lendemain du rapatriement.

Je le répète. Il est évident que 1982 est synonyme d'injustice. Comme le rappelle justement Marc Chevrier dans ce texte intéressant (voir surtout la partie B, point 3), deux principes fondamentaux de la légitimité dans une fédération ont alors été bafoués: celui du consentement (un des partenaires a refusé l'entente) et de la continuité (la continuité légale du Québec a été rompue, entre autres en raison de l'abaissement de ses compétences en matière de langue et d'éducation).

Toutefois, le terme coup d'État me semble exagéré, voire démagogique. Règle générale, cette expression est réservée à une situation dans laquelle un groupe a fait usage des armes et de la violence pour renverser un gouvernement. Dans le cas du rapatriement de 1982, je ne vois évidemment rien de semblable, même si des droits collectifs ont pu être usurpés.

Si les événements de 1982 au Canada sont qualifiés de coup d'État, comment alors qualifierions-nous, par exemple, les événements de 1973 au Chili, lorsque le général Pinochet a renversé le gouvernement Allende? En qualifiant ainsi le rapatriement de 1982, on se trouve à mettre dans la même catégorie des événements qui peuvent difficilement être associés et à entretenir une confusion malvenue entre les termes.

Peut-être M. Bastien utilise-t-il cette expression pour attirer l'attention du public sur un débat technique et difficile pour le commun des mortels? La constitution n'est certainement pas le sujet le plus sexy qui soit, mais il est de première importance. Peut-être est-il alors de bonne guère de chercher à frapper l'imaginaire.

vendredi 6 avril 2012

Café de Flore, Lelouch et l'irrationnel

Félix-Olivier Riendeau

Je vous invite à visionner cette courte entrevue que l'équipe du Voir a menée avec le cinéaste Claude Lelouch il y a quelques semaines. Au milieu de l'entrevue, Lelouch explique bellement le rapport qu'il entretient avec les critiques de ses films.

Pour lui, la seule critique qui vaille est le temps qui passe. Seul le recul nous permet de véritablement apprécier un film à sa juste valeur. Il estime aussi que trop souvent, les commentateurs de films analysent rationnellement les oeuvres qu'ils visionnent, car ils sont dans l'obligation de rédiger un texte cohérent et intelligible pour leurs lecteurs. À son avis, un bon film doit d'abord s'adresser au coeur et non à la tête.

Il y a donc de ces films qui sont d'abord mal reçus par la critique, pour ensuite devenir des chefs-d'oeuvres reconnus. Je pense par exemple au film de Stanley Kubrick 2001: A Space Odyssey (1968) dont plusieurs critiques jugeaient au départ qu'il s'agissait d'une fable incompréhensible sur le passage vers l'au-delà. Le film remporta pourtant un Oscar en 1969 (meilleurs effets spéciaux) et demeure aujourd'hui un classique de science-fiction. Il y a certainement de nombreux autres exemples.

Si le film Café de Flore, de Jean-Marc-Vallée a été bien reçu au Québec, il a toutefois été démoli en France, injustement à mon sens. Sans prétendre qu'il s'agit d'un chef-d'oeuvre, je pense que Café de Flore est un film qui s'adresse - Lelouch s'en réjouirait - au coeur plutôt qu'à l'intelligence. Qu'il s'agisse de l'amour attendrissant (et éventuellement obsessif) que Jacqueline ressent envers son enfant trisomique ou encore de la relation symbiotique que le DJ Antoine éprouve avec la musique (la trame sonore du film est tout simplement magnifique), il y a une énergie et une vitalité qui se dégagent de ce film, laissant une impression durable à celui qui le visionne.

Le jeu des acteurs est impeccable et il est rafraîchissant de voir de nouvelles têtes dans un film québécois. On découvre donc un Kevin Parent très convaincant et que j'espère revoir dans d'autres productions.

Bien sûr que la fable mystique sur le thème de la réincarnation a pu en déstabiliser plus d'un, mais faut-il rappeler que cette croyance est toujours très répandue au Québec (42% des Québécois croient à la réincarnation, selon une recherche rapide sur le web) et qu'elle est au coeur de l'hindouisme, notamment? Je ne vois donc pas en quoi l'exploration de ce thème serait si naïf ou "nunuche" (critique du journal Le Monde) que cela.

Par ailleurs, un des grands cinéastes de notre époque, l'Américain David Lynch, n'a-t-il pas lui aussi abordé le thème de la réincarnation dans certains de ses films, notamment Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001)? Je ne crois pas que les films de Lynch n'aient été qualifiés de nunuche pour autant.