vendredi 30 mars 2012
Citation impromptue no5
jeudi 29 mars 2012
Québec, Montréal et la grève étudiante: deux solitudes
Nicolas Bourdon
Au moment où j’écris ces lignes, l’association étudiante du Collège de Bois-de-Boulogne où j’enseigne vient de reconduire son mandat de grève jusqu’à ce que la ministre Beauchamp décide de déposer une offre aux étudiants. La manifestation de jeudi dans les rues de Montréal a réuni un nombre record de manifestants. Et à Québec ? À Québec, rien ne bouge. Ou du moins presque rien… En effet, on ne retrouve actuellement aucun cégep de Québec en grève générale. Dans la Vieille Capitale, en somme, seulement la moitié des étudiants de l’Université Laval sont en grève, peut-être maintenant un peu moins, car les 3600 étudiants en sciences sociales que compte l’université viennent tout juste de voter contre la grève.
Vus de Montréal, ces résultats paraissent surprenants et on se frotte les yeux en se disant que la ville de Québec est décidément un mystère indéchiffrable. Et cependant, quand on y regarde de plus près, l’énigme Québec peut être comprise à la lumière de certains faits.
À l’élection fédérale de 2011, il est certain que la vague orange s’est fait ressentir à Québec comme d’ailleurs dans toutes les régions du Québec, mais il s’agit selon moi d’un mouvement éphémère et superficiel et non d’un phénomène profond. D’ailleurs, il faut mentionner que sur les cinq comtés remportés en 2011 par les Conservateurs au Québec, trois proviennent de la région : il s’agit de la Beauce, de Lévis-Bellechasse et de Lotbinière, trois comtés situés en face de Québec, sur la rive sud du fleuve. Notons aussi que le très coloré animateur de radio André Arthur a été député du comté de Portneuf de 2006 à 2011. L’homme, qui ne semble pas éprouver trop de remords d’avoir manqué 44 journées de vote à son dernier mandat à la Chambre des communes, préférait souvent les voyages en autobus à son métier de politicien . Si la présence d’André Arthur aux communes était pour le moins inconstante, la constance de sa fidélité envers les Conservateurs était par ailleurs bien connue et il a toujours voté pour les projets de loi du gouvernement Harper; ceux-ci lui rendaient d’ailleurs bien ses loyaux services en ne présentant aucun candidat contre lui. Le nouveau Parti conservateur du Québec, qui regroupe nombre d’anciens militants de l’ADQ selon lesquels la CAQ est trop à gauche, est dirigé par Luc Harvey, ancien député de la circonscription de Louis-Hébert, circonscription comprenant la partie Ouest de la ville de Québec.
À la dernière élection provinciale de 2008, la grande région de Québec a élu seulement deux députés du PQ sur les onze que comptent la région; le PLQ a en élu sept et l’ADQ en a élu deux; Québec solidaire n’a réussi aucune percée dans la région et ses résultats sont bien souvent en-dessous de 5% des voix exprimées au scrutin. À la lumière de ces informations, on comprend donc que les cégépiens et les universitaires de Québec proviennent souvent de familles où la droite, du moins la droite économique, est fort bien implantée.
Les médias de Québec
En juillet 2004, 50 000 personnes descendaient dans les rues pour protester contre le refus du CRTC de renouveler le permis de diffusion de CHOI 98.1 Radio X; le CRTC avait pris cette décision suite aux nombreuses plaintes reçues à cause des propos controversés tenus par l’animateur Jeff Filion. Ce poste de radio, qui véhicule les idées de la droite populiste, demeure encore aujourd’hui très populaire à Québec et ses animateurs prennent position contre la grève de façon virulente. Ils font notamment la promotion de la pétition qui a été présentée à l’Assemblée nationale pour dépolitiser les associations étudiantes. Selon cette pétition, les associations étudiantes devraient rester neutres sur le plan politique et elles ne s’occuperaient plus que d’enjeux ne dépassant pas les murs de leur institution d’enseignement. On comprend bien sûr qu’une telle pétition, si elle était adoptée par le gouvernement, briserait les mouvements de grève étudiants, car les cotisations obligatoires que chaque étudiant doit payer à son association étudiante ne pourraient plus financer les mouvements de grève.
Quant à Jeff Filion, il n’est plus animateur à CHOI, mais il a fondé son propre poste de radio : Radio Pirate, qui diffuse à partir de Québec. On peut notamment entendre à son émission la pétulante Johanne Marcotte (qui a aussi sa chronique à CHOI), libertaire et cofondatrice du Réseau Liberté-Québec, un mouvement visant à réseauter la droite québécoise et dont le congrès de fondation s’était déroulé à… Québec en 2010 ! Madame Marcotte a notamment écrit dans son blogue : « Oh oui ! Ils l’ont facile, ces étudiants, comme nous tous d’ailleurs. Car non seulement il est juste et raisonnable de demander aux étudiants d’assumer une plus grande part des coûts de leurs études universitaires, il le serait probablement tout autant d’exiger qu’ils assument dorénavant une part, au moins symbolique, de leurs études collégiales ! » Madame Marcotte a d’ailleurs voulu identifier clairement son blogue à la capitale nationale et sur sa page d’accueil on peut contempler une image "carte postale" de la vieille ville et du fleuve Saint-Laurent.
La gauche peut-elle espérer s’implanter un jour à Québec ? Selon le rapport Alarie qui avait été rédigé par Hélène Alarie pour expliquer la déconfiture du Bloc aux élections fédérales de 2006, si un parti politique souhaite s’imposer à Québec, il n’aura d’autre choix que d’épouser certaines valeurs conservatrices. Son opinion est-elle justifiée ? Nous espérons qu’elle se trompe, mais l’échec relatif du mouvement étudiant dans la vieille capitale nous montre assurément que la gauche devra mettre les bouchées doubles pour remporter le cœur des citoyens de Québec.
mardi 27 mars 2012
Le rapport étudiant-enseignant en contexte de grève
lundi 26 mars 2012
Braudel l'inventorieur
jeudi 22 mars 2012
Une argumentation boiteuse
Nicolas Bourdon
Dans son devoir de philo du dimanche 18 mars, Jean Laberge, enseignant en philosophie au Collège du Vieux-Montréal, se sert de la pensée du philosophe britannique Derek Parfit pour prendre position contre le mouvement étudiant. Je trouve d’abord assez surprenant que Laberge se serve d’Égalité et Priorité, un essai qui, de l’opinion même de son auteur, consiste essentiellement en une taxonomie non partisane lui permettant d’éclairer les différentes attitudes qui peuvent guider nos choix moraux.
Mais voyons maintenant ce qui est au cœur de l’argumentation de Laberge. Il estime que l’égalité à tout prix ne devrait pas être poursuivie, car elle peut avoir un effet de nivellement par le bas. Il décrit longuement une situation fictive pour tenter de nous en convaincre : des parents ont prévu acheter une console de jeu vidéo au prix de 100$. Or, le père remarque une offre spéciale : à l’achat de deux consoles haut de gamme, on offre une console de jeu à 100 $ gratuite. Optera-t-on pour l’égalité à tout prix (acheter trois consoles à 100$) ou pour une solution qui créerait une inégalité (acheter deux consoles haut de gamme à 150$ et en obtenir une d’une valeur de 100$ gratuite) ? Laberge opte sans hésiter pour la deuxième solution, même si elle comporte un aspect inégalitaire, car il est évident qu’elle présente aussi un gain majeur pour deux des trois enfants.
Le problème, dans ce devoir de philo, c’est précisément que Laberge ne montre pas clairement le lien qu’il a décelé entre son exemple fictif et la situation actuelle. Admettons que le gouvernement revienne sur sa décision d’augmenter les frais de scolarité et que les étudiants aient encore 2168$ à payer comme c’est le cas maintenant. Cela aiderait effectivement les étudiants qui ont peu de moyens, mais cela nuirait-il aux étudiants les plus riches ? Non, aucunement ! Il est bien sûr absurde de penser le contraire. On ne peut donc dire comme Laberge : « Il est possible de rendre tout le monde égal simplement en rendant chacun aussi pauvre que l’individu le plus pauvre de la société. » Le point de vue de notre professeur est catastrophiste : aider financièrement les étudiants moins fortunés se traduirait automatiquement par un appauvrissement général de notre société. Son argumentation ne tient pas la route.
S’il veut être honnête et nous présenter les choses comme elles le sont réellement, Laberge devrait plutôt nous présenter ainsi le dilemme moral auquel nous faisons face : « Acceptez-vous, comme société, de faire quelques petits sacrifices pour permettre au plus grand nombre possible d’accéder à des études universitaires ? » À ce dilemme, j’ose croire que nous serions plusieurs à répondre « oui » !
mercredi 21 mars 2012
Pont Champlain et désobéissance civile
dimanche 18 mars 2012
L'étudiant et son cellulaire ou les images d'Épinal d'André Pratte
Nicolas Bourdon
Les images d’Épinal consistaient en des représentations de thèmes sacrés ou politiques; elles ont par exemple beaucoup contribué à façonner la pensée populaire à propos de l’épopée napoléonienne en forgeant une image de demi-dieu à Napoléon. Ces images sont des clichés dont on pensait s’être débarrassés; c’était sans compter sur André Pratte qui sait leur donner une nouvelle vie.
Il écrit dans son éditorial du 13 mars dernier : « la hausse [des frais de scolarité] n'est pas aussi brusque qu'on le dit. Trois-cent-vingt-cinq dollars par an, c'est 6,25$ par semaine. Les jeunes, dont 81% possèdent un téléphone cellulaire (47% un téléphone intelligent) peuvent se le permettre, d'autant que l'amélioration du programme de prêts et bourses amortira sensiblement la hausse. » L’image de l’étudiant et de son cellulaire est un lieu commun fort apprécié des gens de droite : c’est une image rassurante et réconfortante ; le seul problème, c’est qu’elle est fausse.
Le cellulaire ne constitue pas un grand investissement pour les étudiants ; il en coûte environ 50$ pour en obtenir un. Or, les étudiants traînent en moyenne 14 000$ de dettes après leurs études universitaires ; l’achat de leur cellulaire représente donc 0.3% de leurs dettes, ce qui, on en conviendra sûrement, à moins d’être de mauvaise foi (André Pratte en est capable), n’est pas énorme. Il faut aussi mentionner que les nouvelles technologies sont présentes partout ; elles étaient omniprésentes notamment lors du printemps arabe chez des populations qui ne sont pas reconnues pour avoir un niveau de vie élevé. Au Québec, comme ailleurs, le cellulaire s’est répandu à la vitesse de l’éclair et on le retrouve partout, en bas comme en haut de l’échelle sociale, mais André Pratte aimerait que les étudiants fassent exception à la règle. Ceux-ci devraient effectivement adopter une attitude janséniste face à l’existence, alors que lui-même est grassement payé par Power Corporation pour rédiger des éditoriaux médiocres et poncifs.
Je m’en voudrais aussi de passer sous silence l’étrange façon dont André Pratte a de présenter le portrait financier des étudiants. C’est à Disraeli, ancien premier ministre britannique, qu’on doit la célèbre citation suivante : « Il y a trois sortes de mensonges : les petits mensonges, les gros mensonges et les statistiques. » Jamais elle ne m’a paru si juste que lorsque j’ai lu son fameux « Trois-cent-vingt-cinq dollars par an, c'est 6,25$ par semaine. » Il y a quelque chose de louche lorsqu’on est obligé de maquiller un chiffre par un autre ; on dirait qu’on est en présence d’un habile vendeur tentant de masquer les défauts de son produit. La vérité est pourtant toute crue : les étudiants dont l’endettement est déjà élevé verront celui-ci augmenter dangereusement quand, dans cinq ans, ils auront à débourser 3793$ par année d’étude.
Dans sa conclusion, André Pratte laisse transparaître tout son mépris pour les grévistes : « Le mouvement étudiant connaîtra encore deux ou trois semaines d'effervescence. Puis, à mesure que le printemps pointera à l'horizon, les étudiants songeront à la fin de la session et aux emplois d'été. Alors, le mouvement va s'essouffler. » À ses yeux, la grève est un divertissement temporaire et sans conséquence : les étudiants ne sont pas sérieux ; lorsqu’ils manifestent, c’est pour s’amuser et rien d’autre. Aucun motif idéologique sérieux ne saurait guider leur pensée. Espérons que les prochaines semaines feront mentir André Pratte, ce valet de Jean Charest, et que les étudiants descendront massivement dans la rue. En tout cas, son dernier éditorial pourrait paradoxalement contribuer à leur insuffler la rage de manifester !
vendredi 16 mars 2012
La lanceuse d'alerte
jeudi 15 mars 2012
À propos de Ducharme
Nicolas Bourdon
C’est bien connu, un des thèmes de prédilection des romantiques est celui de l’individu d’exception, incompris et révolté contre sa société. Réjean Ducharme exploite-t-il ce thème?
À cette question, plusieurs critiques répondront par l’affirmative et ils argueront par exemple sa prédilection pour l’enfance. En effet, y a-t-il un thème plus romantique que celui de la pureté de l’enfant et de sa révolte contre une société qui l’écrase ? Ducharme écrit d’ailleurs pour se présenter dans les notes liminaires au roman L’avalée des avalés : « S’il n’y avait pas d’enfants sur la terre, il n’y aurait rien de beau. » Je n’apprécie guère cette affirmation de l’écrivain. Les enfants peuvent être en effet mignons; ils peuvent être aussi des monstres de violence et d’égoïsme. Est-ce que quelqu’un peut me dire où se cache la beauté dans cette scène que tous ont pu observer au moins une fois dans leur vie : un enfant rejeté et subissant la violence et les moqueries de ses persécuteurs. Je n’apprécie guère les écrivains romantiques et, pourtant, j’aime Ducharme. Y a-t-il quelque chose qui cloche ?
Dans le dernier numéro de L’Inconvénient, David Dorais identifie Ducharme comme l’un de nos écrivains les plus surestimés : « Le cas le plus fragrant, écrit-il, est Réjean Ducharme : adolescent comme ça se peut pas, voire infantile, et pourtant c’est le demi-dieu des lettres québécoises. » Est-il dans le vrai ?
En décembre 2011, le TNM jouait Ha ! ha ! de Ducharme. L’intérêt de la pièce tient au drame que vit Mimi, une femme naïve et bonne dont les amis se plaisent à exploiter la candeur. Cette femme, on pourrait sans doute dire qu’elle est infantile : elle a si férocement besoin d’amour qu’elle peut faire penser à un enfant en manque d’affection. Mais Mimi est-elle une héroïne que le spectateur voit d’un œil positif, une héroïne qui commande le respect ? Parfois, on loue sa candeur qui tient de l’enfance, à d’autres moments, on la trouve tout simplement idiote. Dans L’Hiver de force, André et Nicole Ferron, les deux protagonistes du roman, vouent un amour inconditionnel à Catherine, une actrice de grande renommée, alors qu’elle, elle ne leur donne que les miettes de son amitié. Leur amour idolâtre est à la fois touchant et stupide. Le monde de l’enfance est à la fois valorisé et dévalorisé chez Ducharme; j’oserais même dire que comme nombre de grands écrivains, il a une vision éminemment dialogique de la réalité. Dire qu’il est un écrivain infantile est réducteur.
La langue de Ducharme
Je disais donc qu’on a joué Ducharme au TNM en décembre 2011 et, au Théâtre d’Aujourd’hui, les représentations d’Ines Pérée et Inat Tendu viennent tout juste de s’achever. Je n’ai guère envie de vous dire que la mise en scène du TNM était plus flamboyante et plus inventive que celle du Théâtre d’Aujourd’hui et que les comédiens du TNM étaient sans doute plus convaincants. Ce sont des détails importants, mais somme toute secondaires à mes yeux. J’ai plutôt envie de vous parler de points beaucoup plus essentiels à mes yeux…
On peut penser que l’univers de l’écrivain est déprimant. Et effectivement, les héros de Ducharme sont souvent nihilistes et cyniques et, pourtant, je ne me sens jamais désespéré après la lecture d’un roman ou d’une pièce de Ducharme. Cela tient sûrement à l’atmosphère ludique et festive qui émane de chaque œuvre de l’écrivain. Ses héros sont des perdants qui célèbrent leur désastre, des atrabilaires qui font exploser le monde dans des éclats de joie. Dans ce processus de destruction enthousiaste, la langue tient une large part.
Mon admiration devant les prouesses verbales de Ducharme doit tenir à mon goût de la fantaisie et des paradoxes. Adolescent, j’avais enregistré sur une cassette plusieurs extraits sonores provenant de la radio. Je faisais côtoyer Céline Dion avec Mozart, une entrevue de Bernard Pivot avec celle d’une actrice hystérique, une publicité de détergent et le radio-journal de Radio-Canada; cela avait l’heur de provoquer chez moi un immense fou rire. Le paradoxe dont j’étais le plus fier était le suivant : « L’été, hmmmm yeah, c’est solide comme le rock ! / La dépouille funèbre sera exposée au salon funéraire Magnus Poirier, 7388, boul. Viau. » Une annonce de Budweiser et une chronique nécrologique; on ne pouvait trouver contraste plus frappant ! La succession disparate d’extraits que j’avais enregistrés transformait le bruit banal de la radio en un humoristique kaléidoscope. Aujourd’hui, je m’aperçois que la langue de Ducharme participe de ce même processus de transformation qui m’animait lorsque j’étais jeune.
Tout l’art de Ducharme consiste à nous faire voir les choses comme si c’était pour la première fois. La langue du quotidien est banale, elle est simplement utilitaire, elle transmet des informations de la manière la plus efficace possible; elle ne saurait être ambigüe. La langue peut devenir ennuyante et paresseuse si elle n’est pas malmenée; le brio de Ducharme consiste précisément à bousculer la langue afin qu’elle se renouvelle sans cesse.
Dans Ha ! ha !, Sophie reçoit la visite de son vieil ami Bernard qui est passablement éméché et qui lui quémande un baiser :
SOPHIE, avec la bouche de Bernard sur la sienne : O.K.... mais tu vas me promettre que…
BERNARD, l’interrompant : T’as encore la bouche pleine de mots ! Ravale-moi ça tout de suite que j’aie de la place pour t’aimer comme du monde.
L’expression banale, l’expression plusieurs fois entendue est plutôt celle qu’une mère dit à son enfant pour le gronder : « Ne parle pas la bouche pleine. » On peut ici distinguer deux pôles : l’un est d’ordre matériel, les morceaux de nourriture, l’autre est d’ordre spirituel, il s’agit des paroles de l’enfant. Ici, la nourriture empêche les mots d’être prononcés : le pôle matériel empêche l’expression du pôle spirituel. L’image originale de Bernard renouvelle cette expression figée : cette fois, ce sont les mots de Sophie qui empêchent le baiser, le contact charnel; le pôle spirituel empêche l’expression du pôle matériel.
Dans une autre scène de Ha ! ha !, on se moque de la candeur de Mimi; elle se fâche et insulte ses amis :
MIMI : Vous pouvez pas dire un mot sans mettre l’infection dans les sentiments que j’ai, dans les idées que j’aime ! Vous êtes une bande de… (Elle prend un coup de vodka)… un gang de bouette, de de de sloche… de bécosse.
ROGER hiératique : Agnus Dei qui tollis peccata mundi[1]
BERNARD et SOPHIE, tombant à genoux : Oremus… riez pour nous !
La coexistence d’un vocabulaire élevé, le latin, et d’un vocabulaire populaire confère un caractère burlesque à cette scène. Les paroles hiératiques de Bernard sont habituellement prononcées à la messe, juste avant la communion, mais, ici, elles sont totalement dépourvues de leur caractère grave et sacré; elles sont éminemment satiriques. Il en est de même pour « l’oremus » de Bernard et Sophie : l’oremus désigne habituellement une oraison ou une prière alors qu’ici il désigne plutôt un personnage bouffon dont le rire est la principale caractéristique: le « riez pour nous » remplaçant le « priez pour nous ».
Pour conclure, je vous offre une de mes répliques préférées de Ha ! ha ! :
MIMI : C’est ça !... Tout le monde qui parle chinois dans sa propre langue pour être sûr que je comprenne rien.
Ce puissant paradoxe a un sens hyperbolique : il souligne la détresse de Mimi qui est incapable de comprendre et de contrer les blagues méchantes de ses compagnons. L’expression « Je ne comprends pas, c’est du chinois ! » s’en trouve rajeunie et renforcée; elle suscite un sentiment complexe chez le spectateur qui a envie de rire de l’incohérence des propos de Mimi et qui la plaint en même temps d’être la proie fragile de ses caustiques compagnons.
Le style inimitable de Ducharme possède une singulière force créatrice; il sait renouveler la langue comme les averses savent rafraîchir les plantes et les arbres. S’il est vrai que la destruction est au cœur de ses œuvres, il est aussi vrai qu’il sait bâtir des formes littéraires nouvelles. Un écrivain a déjà beaucoup accompli s’il est capable de cela.