lundi 26 mars 2012

Braudel l'inventorieur

Félix-Olivier Riendeau

Il y a de ces livres qui sont dans votre bibliothèque depuis un bon moment et que vous ne trouvez jamais le temps de lire. L'ouvrage de l'historien français Fernand Braudel (1902-1985) Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979) fait donc partie de ces lectures que je me promets de faire depuis le baccalauréat, en vain. La grève étudiante m'a donné le temps nécessaire pour m'y plonger.

Je me rappelle que le défunt Thierry Hentsch, professeur au département de science politique de l'UQAM de 1975 à 2005, y faisait souvent référence dans ses cours et ses ouvrages. Dans Introduction aux fondements du politique (1997), Hentsch expose quelques-unes de ses réflexions sur le thème de l'identité collective (au coeur de son oeuvre par ailleurs) et rappelle comment l'identité individuelle est étroitement liée à l'identité collective. Cette réflexion sur l'identité collective était pour lui essentiel car il estimait:

qu'aucune société ne peut survivre sans une représentation plus ou moins cohérente d'elle-même (...) Ce qu'une collectivité pense d'elle-même, de ses relations avec les autres influe sur son comportement et, par là même, fait partie de son rapport au monde. (p.6)

Et d'ajouter que:

L'identité collective est elle aussi le produit d'un long cheminement, infiniment plus long pour la collectivité que pour l'individu, au cours duquel un tri se fait et se refait constamment entre ce qui est oublié et ce qui est conservé, entre ce qui est occulté et ce qui est commémoré. Ce tri s'appelle l'histoire (...) (p.5)

Enfin:

Aux sources de notre identité singulière agissent, de manière souvent insidieuse, les valeurs du groupe, de la collectivité. La place que notre civilisation occidentale donne en apparence à la liberté de conscience et d'expression tend à minimiser l'étendue de ce qui nous conditionne. (p.5)

L'historien Fernand Braudel aurait été d'accord avec ces affirmations, lui qui défendait une conception de l'histoire ancrée dans la longue durée et qui estimait, un peu à la manière de Karl Marx, que la liberté de l'homme est restreinte par une série de coutumes qui le rattachent à une civilisation. C'est entre autres une des hypothèses que M. Braudel explore dans ses travaux et qu'il explique à partir de la quatrième minute de la courte vidéo intégrée à la fin de ce billet.

Inventorier la culture matérielle du monde

Civilisation matérielle, économie et capitalisme est un ouvrage en trois tomes. Je viens de terminer la lecture du premier, intitulé Les structures du quotidien. À la fois une réflexion sur l'économie et l'histoire, le principal intérêt de l'ouvrage est qu'il nous invite à étudier la première par les éclairages de la seconde. Avec le développement accéléré du capitalisme au cours de la Révolution industrielle au 19e siècle:

"le marché est pour ainsi dire devenu le principe directeur de l'économie et la cristallisation des rapports de production qui s'en est suivie régit désormais l'organisation sociale dans son ensemble." (tiré d'un texte de Stéphane Chalifour, enseignant en science politique à l'Université de Sherbrooke)

Pour le dire plus simplement, l'économie est devenu une discipline avec son langage propre, trop souvent axée sur la mathématiques et déconnectée de la réalité sociale qu'elle est sensée éclairer (voir un ancien billet sur mon blogue à cet effet). Les rapports sociaux sont aussi étroitement dépendants du fonctionnement du marché.

Braudel souscrit à cette analyse et cherche donc dans ce premier tome à recenser l'ensemble des biens, ressources et tout ce qui caractérise la vie matérielle des hommes entre le 15e et le 18e siècle.

" Voilà qui donne un premier sens à mon entreprise: sinon tout voir, au moins tout situer, et à l'échelle nécessaire du monde." (p.640)

L'effort est titanesque. C'est sa façon de nous rappeler qu'aucune économie ne peut s'étudier sans un retour à la base, sans un examen sérieux de ce qui se passe au ras du sol. Au fond, Braudel se penche sur le secteur primaire de l'économie, pour ultérieurement se pencher sur les secteurs secondaires et tertiaires.

On est donc plongé dans une étude approfondie de la nourriture et des boissons consommées autant en Occident, qu'en Afrique ou en Asie. On y examine aussi les outils qui sont utilisés quotidiennement pour assurer aux populations leur pain quotidien. Braudel va même jusqu'à dresser un inventaire des vêtements à la mode et des diverses sources d'énergies utilisées dans le travail des hommes.

L'ouvrage est d'une érudition remarquable, l'auteur passant d'une région du monde à une autre avec une aisance déconcertante. Certaines descriptions sont parfois trop détaillées (par exemple des passages sur le nombre de calories obtenues par la consommation de diverses denrées) et le non-spécialiste sera tenté (ce que j'ai fait) de sauter ces passages. Cela rend la lecture de l'ouvrage assez fastidieuse.

Je ne vous en recommande donc pas la lecture, à moins d'être un féru d'histoire et de détails pointus. Ce premier tome constitue plutôt un livre que l'on pourra consulter à l'occasion à titre de référence. L'ouvrage est pour l'essentiel descriptif et semble offrir moins d'analyse que son 3e tome de la série intitulé Le Temps du Monde. De nombreux lecteurs s'y rendent sans passer par les deux autres et c'est ce que je n'hésite pas à vous suggérer.

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