jeudi 15 mars 2012

À propos de Ducharme

Nicolas Bourdon

C’est bien connu, un des thèmes de prédilection des romantiques est celui de l’individu d’exception, incompris et révolté contre sa société. Réjean Ducharme exploite-t-il ce thème?

À cette question, plusieurs critiques répondront par l’affirmative et ils argueront par exemple sa prédilection pour l’enfance. En effet, y a-t-il un thème plus romantique que celui de la pureté de l’enfant et de sa révolte contre une société qui l’écrase ? Ducharme écrit d’ailleurs pour se présenter dans les notes liminaires au roman L’avalée des avalés : « S’il n’y avait pas d’enfants sur la terre, il n’y aurait rien de beau. » Je n’apprécie guère cette affirmation de l’écrivain. Les enfants peuvent être en effet mignons; ils peuvent être aussi des monstres de violence et d’égoïsme. Est-ce que quelqu’un peut me dire où se cache la beauté dans cette scène que tous ont pu observer au moins une fois dans leur vie : un enfant rejeté et subissant la violence et les moqueries de ses persécuteurs. Je n’apprécie guère les écrivains romantiques et, pourtant, j’aime Ducharme. Y a-t-il quelque chose qui cloche ?

Dans le dernier numéro de L’Inconvénient, David Dorais identifie Ducharme comme l’un de nos écrivains les plus surestimés : « Le cas le plus fragrant, écrit-il, est Réjean Ducharme : adolescent comme ça se peut pas, voire infantile, et pourtant c’est le demi-dieu des lettres québécoises. » Est-il dans le vrai ?

En décembre 2011, le TNM jouait Ha ! ha ! de Ducharme. L’intérêt de la pièce tient au drame que vit Mimi, une femme naïve et bonne dont les amis se plaisent à exploiter la candeur. Cette femme, on pourrait sans doute dire qu’elle est infantile : elle a si férocement besoin d’amour qu’elle peut faire penser à un enfant en manque d’affection. Mais Mimi est-elle une héroïne que le spectateur voit d’un œil positif, une héroïne qui commande le respect ? Parfois, on loue sa candeur qui tient de l’enfance, à d’autres moments, on la trouve tout simplement idiote. Dans L’Hiver de force, André et Nicole Ferron, les deux protagonistes du roman, vouent un amour inconditionnel à Catherine, une actrice de grande renommée, alors qu’elle, elle ne leur donne que les miettes de son amitié. Leur amour idolâtre est à la fois touchant et stupide. Le monde de l’enfance est à la fois valorisé et dévalorisé chez Ducharme; j’oserais même dire que comme nombre de grands écrivains, il a une vision éminemment dialogique de la réalité. Dire qu’il est un écrivain infantile est réducteur.

La langue de Ducharme

Je disais donc qu’on a joué Ducharme au TNM en décembre 2011 et, au Théâtre d’Aujourd’hui, les représentations d’Ines Pérée et Inat Tendu viennent tout juste de s’achever. Je n’ai guère envie de vous dire que la mise en scène du TNM était plus flamboyante et plus inventive que celle du Théâtre d’Aujourd’hui et que les comédiens du TNM étaient sans doute plus convaincants. Ce sont des détails importants, mais somme toute secondaires à mes yeux. J’ai plutôt envie de vous parler de points beaucoup plus essentiels à mes yeux…

On peut penser que l’univers de l’écrivain est déprimant. Et effectivement, les héros de Ducharme sont souvent nihilistes et cyniques et, pourtant, je ne me sens jamais désespéré après la lecture d’un roman ou d’une pièce de Ducharme. Cela tient sûrement à l’atmosphère ludique et festive qui émane de chaque œuvre de l’écrivain. Ses héros sont des perdants qui célèbrent leur désastre, des atrabilaires qui font exploser le monde dans des éclats de joie. Dans ce processus de destruction enthousiaste, la langue tient une large part.

Mon admiration devant les prouesses verbales de Ducharme doit tenir à mon goût de la fantaisie et des paradoxes. Adolescent, j’avais enregistré sur une cassette plusieurs extraits sonores provenant de la radio. Je faisais côtoyer Céline Dion avec Mozart, une entrevue de Bernard Pivot avec celle d’une actrice hystérique, une publicité de détergent et le radio-journal de Radio-Canada; cela avait l’heur de provoquer chez moi un immense fou rire. Le paradoxe dont j’étais le plus fier était le suivant : « L’été, hmmmm yeah, c’est solide comme le rock ! / La dépouille funèbre sera exposée au salon funéraire Magnus Poirier, 7388, boul. Viau. » Une annonce de Budweiser et une chronique nécrologique; on ne pouvait trouver contraste plus frappant ! La succession disparate d’extraits que j’avais enregistrés transformait le bruit banal de la radio en un humoristique kaléidoscope. Aujourd’hui, je m’aperçois que la langue de Ducharme participe de ce même processus de transformation qui m’animait lorsque j’étais jeune.

Tout l’art de Ducharme consiste à nous faire voir les choses comme si c’était pour la première fois. La langue du quotidien est banale, elle est simplement utilitaire, elle transmet des informations de la manière la plus efficace possible; elle ne saurait être ambigüe. La langue peut devenir ennuyante et paresseuse si elle n’est pas malmenée; le brio de Ducharme consiste précisément à bousculer la langue afin qu’elle se renouvelle sans cesse.

Dans Ha ! ha !, Sophie reçoit la visite de son vieil ami Bernard qui est passablement éméché et qui lui quémande un baiser :

SOPHIE, avec la bouche de Bernard sur la sienne : O.K.... mais tu vas me promettre que…

BERNARD, l’interrompant : T’as encore la bouche pleine de mots ! Ravale-moi ça tout de suite que j’aie de la place pour t’aimer comme du monde.

L’expression banale, l’expression plusieurs fois entendue est plutôt celle qu’une mère dit à son enfant pour le gronder : « Ne parle pas la bouche pleine. » On peut ici distinguer deux pôles : l’un est d’ordre matériel, les morceaux de nourriture, l’autre est d’ordre spirituel, il s’agit des paroles de l’enfant. Ici, la nourriture empêche les mots d’être prononcés : le pôle matériel empêche l’expression du pôle spirituel. L’image originale de Bernard renouvelle cette expression figée : cette fois, ce sont les mots de Sophie qui empêchent le baiser, le contact charnel; le pôle spirituel empêche l’expression du pôle matériel.

Dans une autre scène de Ha ! ha !, on se moque de la candeur de Mimi; elle se fâche et insulte ses amis :

MIMI : Vous pouvez pas dire un mot sans mettre l’infection dans les sentiments que j’ai, dans les idées que j’aime ! Vous êtes une bande de… (Elle prend un coup de vodka)… un gang de bouette, de de de sloche… de bécosse.

ROGER hiératique : Agnus Dei qui tollis peccata mundi[1]

BERNARD et SOPHIE, tombant à genoux : Oremus… riez pour nous !

La coexistence d’un vocabulaire élevé, le latin, et d’un vocabulaire populaire confère un caractère burlesque à cette scène. Les paroles hiératiques de Bernard sont habituellement prononcées à la messe, juste avant la communion, mais, ici, elles sont totalement dépourvues de leur caractère grave et sacré; elles sont éminemment satiriques. Il en est de même pour « l’oremus » de Bernard et Sophie : l’oremus désigne habituellement une oraison ou une prière alors qu’ici il désigne plutôt un personnage bouffon dont le rire est la principale caractéristique: le « riez pour nous » remplaçant le « priez pour nous ».

Pour conclure, je vous offre une de mes répliques préférées de Ha ! ha ! :

MIMI : C’est ça !... Tout le monde qui parle chinois dans sa propre langue pour être sûr que je comprenne rien.

Ce puissant paradoxe a un sens hyperbolique : il souligne la détresse de Mimi qui est incapable de comprendre et de contrer les blagues méchantes de ses compagnons. L’expression « Je ne comprends pas, c’est du chinois ! » s’en trouve rajeunie et renforcée; elle suscite un sentiment complexe chez le spectateur qui a envie de rire de l’incohérence des propos de Mimi et qui la plaint en même temps d’être la proie fragile de ses caustiques compagnons.

Le style inimitable de Ducharme possède une singulière force créatrice; il sait renouveler la langue comme les averses savent rafraîchir les plantes et les arbres. S’il est vrai que la destruction est au cœur de ses œuvres, il est aussi vrai qu’il sait bâtir des formes littéraires nouvelles. Un écrivain a déjà beaucoup accompli s’il est capable de cela.



[1] Agneau de Dieu, qui enlèves les péchés du monde, aie pitié de nous.

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