mardi 1 mai 2012

Pourquoi Trudeau a trahi Mounier en 1982

Félix-Olivier Riendeau


(* Ce texte est initialement paru dans l'édition du Devoir du 21 avril 2012. Si vous êtes abonné au journal, vous pouvez aussi le consulter ici.*)


Pour le Pierre Elliott Trudeau de l'époque de Cité libre, le penseur français Emmanuel Mounier (1905-1950) fut indéniablement une des principales influences intellectuelles.

Comment peut-on interpréter le geste phare de la carrière politique de Trudeau, le rapatriement de la Constitution canadienne dont on a souligné les 30 ans le 12 avril dernier, à la lumière des idéaux de la pensée personnaliste? Mounier, qui avait développé une pensée sur le fédéralisme, se serait-il rangé dans le camp des pro-rapatriement ou plutôt dans celui des critiques de ce geste de refondation du Canada?

Fondateur de la célèbre revue Esprit, Mounier élabore dans les années 1930 une pensée destinée à protéger la personne face à la montée des totalitarismes en Europe. Il est une figure centrale du personnalisme chrétien qui se développe à travers les travaux d'autres penseurs importants, notamment Jacques Maritain et Denis de Rougemont. Au Québec, le personnalisme a aussi eu un écho significatif dans les réflexions de nombreux penseurs clés tels les sociologues Fernand Dumont et Jacques Grand'Maison, ou encore du philosophe Charles Taylor.

Plusieurs, parmi ces derniers, ont développé des critiques assez dures de la Constitution de 1982. À notre avis, d'ailleurs, Mounier lui-même, sans l'ombre d'un doute, aurait vigoureusement condamné non seulement les modalités du rapatriement de la Constitution en 1982 mais aussi l'esprit et le contenu même du document.

L'oeuvre de Mounier

Pourfendeur des totalitarismes de droite comme de gauche, Mounier réprouvait autant l'étatisme fasciste que marxiste. Les deux contribuaient selon lui à la négation de l'indépendance et de l'autonomie des personnes en s'adonnant à une série de cultes déresponsabilisants. 

L'erreur de ces constructions idéologiques est de s'être désintéressées de la réalité intime et spirituelle de l'homme. Pire, elles ont contribué à son asservissement. Dans le cas du nazisme allemand, c'était au nom du Führer et de la nation que la personne devait se nier. Quant au marxisme soviétique, rien ne se pensait en dehors du Parti communiste.

Cela ne fit pourtant pas de Mounier un défenseur de la démocratie libérale, loin s'en faut. Même si les fondements théoriques du libéralisme politique témoignaient pour Mounier d'une intention personnaliste, au sens où ils encouragent l'autonomie des consciences et des volontés, il considérait que l'individualisme libéral «a mis en place de la personne une abstraction juridique sans attache, sans étoffe, sans entourage, sans poésie, interchangeable, livrée aux premières forces venues». Pour lui, personne et individu n'étaient donc pas synonymes. 

Très critique de la conception moderne de l'individu rationnel forgé par les philosophes de la Renaissance, Mounier poursuit: «Dans l'ordre social, la cité moderne sacrifie la personne à l'individu; elle donne à l'individu le suffrage universel, l'égalité des droits, la liberté d'opinion, mais elle livre la personne, isolée, nue, sans aucune armature sociale qui la soutienne ou qui la protège, à toutes les puissances dévoratrices qui menacent la vie de l'âme, aux actions et réactions impitoyables des intérêts et des appétits en conflit, aux exigences infinies de la matière à fabriquer et à utiliser.» 

Chez Mounier, la personne est une entité unique qui revêt une dimension spirituelle fondamentale (rappelons qu'il était de foi chrétienne). En insistant trop sur une conception formaliste et contractualiste des rapports humains, les modernes auraient évacué le caractère singulier des personnes.

En raison de ces préoccupations, le personnalisme fut souvent qualifié de «troisième voie», en ce sens qu'il développait une méthode d'analyse visant à harmoniser des oppositions idéologiques courantes entre, par exemple, la droite et la gauche, l'individualisme libéral et le collectivisme socialiste, ou encore le matérialisme et l'idéalisme.

Personnalisme, fédéralisme

S'il se préoccupe tant du sort des personnes, c'est que les rêves de Mounier sont ambitieux et son souci pour la communauté, bien réel. Il prône ainsi une révolution personnaliste de laquelle émergerait une société plus fraternelle. Chez lui, personne et communauté sont indissociables: «L'acte fondamental de la personne, ce n'est pas de se séparer, c'est de communier.» 

Dans le même ordre d'idées, il soutient qu'il est «impossible d'atteindre à la communauté en esquivant la personne, d'asseoir la communauté sur autre chose que sur des personnes solidement ancrées. Le nous suit le je, ou plus précisément — car ils ne se constituent pas l'un sans l'autre —, le nous suit le je, il ne saurait le précéder.»

L'émancipation et le plein développement de la personne, poursuit-il, ne peuvent qu'être assurés par des communautés de proximité, notamment la famille, le quartier ou la nation. La patrie était en effet pour Mounier un vecteur fondamental de communion: «Qui peut nier la patrie autrement que par verbalisme? Marche nécessaire pour la personne, comme la vie privée, sur le chemin des communions plus larges, elle mérite cette tendresse même qui va au particulier et à l'éphémère.»

Ces considérations pouvant sembler abstraites, voire utopiques, Mounier et d'autres personnalistes ont tenté d'esquisser de manière plus concrète ce à quoi une telle société politique devrait ressembler, tout en se méfiant d'élaborer des lignes d'action trop précises qui transformeraient le personnalisme en une école de pensée fermée et dogmatique.

Selon Mounier, le fédéralisme semblait être la forme d'organisation politique la plus propice à l'émergence d'une communauté réelle, surtout pour les grands ensembles démographiques. Une autorité politique centrale lui apparaissait nécessaire pour gérer des problèmes de plus en plus complexes et transnationaux, mais les autorités locales étaient tout aussi indispensables pour véritablement permettre l'enracinement des personnes dans une communauté où l'amour, l'amitié et la fidélité deviendraient des valeurs centrales. 

«La cité pluraliste se constituera au sommet sur un ensemble de pouvoirs autonomes [...]. Dans ce morcellement vertical devra jouer une articulation horizontale d'inspiration fédéraliste. Le personnalisme doit se garder de conclure hâtivement à on ne sait quelle conception granulaire de la société qui ne serait qu'une expression tout extérieure de ses exigences. Il n'en reste pas moins que les pouvoirs locaux et régionaux, proches de leurs objets et proches du contrôle, doivent être largement développés par une décongestion de l'État. La personne y trouvera de nouvelles possibilités et une nouvelle protection.»

Un des collaborateurs de Mounier à la revue personnaliste Esprit, Denis de Rougemont (un des grands penseurs du fédéralisme européen), poursuit ainsi la réflexion: «Dans son fondement même [...], l'idée du fédéralisme est complémentaire du principe de tolérance. Elle exclut l'intention de fusionner les diversités, d'unifier les pluralités, d'uniformiser par quelque décret que ce soit les particularismes, attitudes qui toutes conduisent aux divisions les plus sanglantes et aux passions les plus néfastes. Le respect et la sauvegarde des diversités est [sic] précisément l'élan idéal ou l'acte fédérateur par excellence de toute société humaine authentique.»

Une série de principes devait guider la construction de cette fédération personnaliste. Qu'il suffise ici d'en présenter trois.

- Construire la fédération sur la base d'une décision commune entre les groupes et les personnes.

- Renoncer à tout esprit de système et à l'impérialisme idéologique, qui risquent de détruire des diversités culturelles et intellectuelles.

- Sauvegarder les coutumes, lois, cultures de chaque membre de la fédération.

Or chacun de ces principes a malheureusement été bafoué lors du rapatriement de la Constitution, en 1982, par Pierre Elliott Trudeau.

Le coup de force de 1982

En ce qui concerne le premier principe, la démonstration n'est plus à faire. Puisque le but principal du rapatriement de la Constitution était de cimenter l'unité canadienne, force est de constater, avec le recul, que l'objectif a été raté. Lors de la Cérémonie de proclamation de la nouvelle constitution à Ottawa, le 17 avril 1982, Claude Ryan, le chef du PLQ, refuse de se rendre aux «célébrations», jugeant que son adoption sans l'accord du Québec était inacceptable.

Mounier aurait ici considéré qu'un groupe, la nation canadienne-anglaise, imposait sa volonté à un autre groupe, la nation québécoise. Les 30 années subséquentes ont été caractérisées par une série de crises pour tenter de ramener le Québec dans le giron constitutionnel (Meech, Charlottetown) ou de l'en sortir pour de bon (référendum de 1995). Aujourd'hui, le Québec est plus isolé que jamais, en témoigne le fait que les conservateurs ont pu faire élire, le 2 mai 2011, un gouvernement majoritaire sans appui substantiel dans la province, une première dans l'histoire canadienne.

Par ailleurs, il est assez étonnant de constater que les conservateurs cherchent aujourd'hui à réhabiliter toutes sortes de symboles nous rappelant l'héritage de la monarchie, alors qu'un des objectifs importants derrière le rapatriement de 1982 était d'affranchir le Canada de ses liens juridiques avec le Royaume-Uni. 

Comme si, en quelque sorte, les conservateurs reconnaissaient eux aussi que l'identité canadienne n'a jamais été réellement cimentée et qu'il faut aujourd'hui s'efforcer de la reconstruire. Ils peuvent le faire sans problème, car le Québec, antimonarchiste, a été écarté de la Constitution.

En ce qui concerne les deuxième et troisième principes, plusieurs auteurs (Kenneth McRoberts, Peter Russel) reconnaissent que l'objectif principal de Trudeau, en 1982, a été de miner les droits collectifs et linguistiques des Québécois au nom d'une conception libérale, individualiste et judiciarisée des rapports humains. 

En cherchant à consolider l'unité nationale, Trudeau n'a pas hésité à sacrifier le particularisme québécois sur l'autel de la Charte des droits et libertés et du multiculturalisme.

D'une part, c'est au nom de cette charte et de la fameuse «clause Canada» que les tribunaux ont, au fil des ans, considérablement réduit la portée de la loi 101. Depuis 1982, plusieurs lois québécoises ont été contestées et modifiées en raison de la Charte; l'atteste l'exemple récent de l'affaire Lola contre Éric, où la Cour suprême a invalidé l'article 585 du Code civil québécois qui empêchait les couples non mariés d'exiger une pension alimentaire en cas de séparation. 

Mounier aurait ici prétendu qu'en réduisant de cette manière les droits collectifs des Québécois, on se trouve à limiter l'émancipation des personnes appartenant à ce groupe; on gêne leurs efforts de communion. Impossible pour une personne québécoise d'être véritablement épanouie si l'on ne donne pas à son groupe d'appartenance les pleins outils de son développement.

Plus globalement, la Charte a eu comme effet pervers de judiciariser les rapports sociaux. Depuis 1982, les citoyens canadiens ont de plus en plus recours aux tribunaux afin de faire respecter les droits formalisés par la Charte. 

Mounier aurait déploré cet état de fait, car, en se réfugiant derrière le travail formel et froid des juristes, les personnes évitent d'entrer en débat politique entre elles et, ultimement, cela empêche l'émergence d'une communauté plus fraternelle. 

Pour Mournier, le juridisme consacre le règne d'un citoyen qui ne cesse de se réfugier derrière ses droits et ses revendications mais en oublie le sens des responsabilités. Le juridisme crée, répétons-le, une société impersonnelle, abstraite et vide.

Enfin, en enchâssant le principe du multiculturalisme (article 27) dans la Charte canadienne des droits et libertés, Trudeau aspirait à placer tous les groupes culturels sur un pied d'égalité. 

Ce faisant, non seulement il balayait du revers de la main la conception biculturelle du Canada qui prévalait jusque-là, mais il invitait les immigrants à se réfugier dans une sorte de clientélisme néfaste aux efforts d'intégration. 

La fragmentation

Sous prétexte que l'on devait assurer à l'individu sa liberté de choix et faire en sorte qu'aucune culture ne puisse avoir préséance sur l'autre, on a plutôt contribué à la fragmentation de la communauté canadienne. Les critiques adressées aujourd'hui à l'endroit du multiculturalisme sont nombreuses, et Mounier les aurait faites siennes. 

Alors que Trudeau péchait d'un côté en minant les droits collectifs des Québécois, il péchait aussi de l'autre en créant le fédéralisme granulaire et éclaté que Mounier souhaitait éviter.

Dans un essai intitulé L'intellectuel et le politique (2005), André Burelle, conseiller et rédacteur de discours de Trudeau entre 1977 et 1984, rappelle comment ce dernier a renié les idéaux personnalistes de Mounier, idéaux qu'il avait pourtant longtemps épousés, jusqu'au rapatriement de la Constitution en 1982. 

À propos du multiculturalisme et de l'individualisme de Trudeau, Burelle écrit: «Ce qui est évacué dans cette atomisation de la communauté, ce sont les relations entre le tout et ses parties aussi bien qu'entre les parties elles-mêmes. Et avec leur disparition, c'est la notion de bien commun qui est vidée de toute signification.»

Au fond, 30 ans après le rapatriement de la Constitution de 1982, on attend toujours, avec Mounier, l'avènement d'une réelle communauté canadienne.

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