vendredi 20 avril 2012

Grève étudiante, fascisme et inflations verbales

Félix-Olivier Riendeau

J'entends beaucoup parler de fascisme et de totalitarisme ces jours-ci.

Je fais entre autres référence à la lettre que M. Bernard Guay, Directeur général de la fiscalité du ministère des Affaires municipales, a rédigée sur le site Internet du journal Le Soleil. Il invitait les opposants à l'actuelle grève étudiante à s'inspirer des mouvements fascistes des années 1930 en Europe, afin d'administrer: 

"aux gauchistes leur propre médecine. Ceux-ci en ont gardé un souvenir si cuisant que, trois quarts de siècle plus tard, ils s’acharnent encore à démoniser cette réaction de salubrité politique. Les opposants aux grèves doivent donc cabaler, s’organiser pour franchir en masse les lignes de piquetage, apostropher les porteurs de carrés rouges où qu’ils les rencontrent, répondre à l’intimidation par le défi

Ces propos sont graves, et qu'un quotidien ait accepté de les publier l'est encore plus. L'article en question a depuis été retiré du site web du quotidien, et le ministre des Affaires municipales, Laurent Lessard, a blâmé et sanctionné M. Guay.

Il est aussi de bon ton, pour certains sympathisants ou militants du mouvement étudiant, de faire référence au fascisme pour condamner les nombreux gestes de brutalité policière qui ont été posés dans les dernières semaines. Qu'il s'agisse d'un étudiant qui perd son oeil parce qu'il a  été atteint par une grenade assourdissante tirée par des policiers, d'arrestations musclées et arbitraires de journalistes ou encore d'agents de sécurité qui intimident et forcent des professeurs à donner leurs cours, les exemples de ce type de dérives ne manquent pas. 


La responsabilité du gouvernement dans cette escalade de violence est manifeste, puisqu'en refusant de négocier et en se réfugiant derrière le droit et la valse d'injonctions émises dans les derniers jours, il laisse la situation s'envenimer, voire encourage sa dégradation afin de discréditer le mouvement étudiant. Nicolas Bourdon, mon ami et collaborateur sur ce blog, publiera d'ailleurs prochainement un billet sur cette question.

Pour critiquer ces dérives, il n'est pas rare que l'on évoque, dans les médias traditionnels et dans les médias sociaux, la fascisation de l'État québécois pour décrier l'utilisation de cette violence arbitraire. Pour certains, le Québec serait ni plus ni moins en voie de devenir un régime totalitaire.

Ces références au fascisme me semblent fortement exagérées et témoignent à mon sens d'une incompréhension de ce qu'il signifie réellement. 

Les caractéristiques du fascisme

Sans faire ici une présentation exhaustive du fascisme et de son histoire (il ne manque pas d'ouvrages de qualité sur le sujet), rappelons que pour être qualifié de fasciste, un régime politique doit posséder plusieurs caractéristiques que l'État du Québec, malgré les dérives policières des dernières semaines, ne possèdent pas. Qu'il suffise ici d'en présenter quelques-unes:

1. Un culte du chef: Les fascistes considèrent le peuple comme un troupeau qu'il faut guider. Seul un leader aux qualités mythiques et mystiques est en mesure de connaître ce qui est bon pour la masse. Un véritable culte de la personnalité est mis en place (on érige des statuts du chef un peu partout, ou encore on chante des poèmes à sa gloire dès la petite école), afin de cimenter l'image charismatique du leader.

2. L'exaltation de la nation et le désir de conquête: Pour les fascistes, l'idée d'égalitarisme est un leurre. Le monde se divise en groupes et nations distinctes, ayant leurs caractéristiques propres.  Les fascistes défendent une conception ethnique de la nation, où l'idée de filiation sanguine et de pureté raciale est importante, même si tous les fascismes n'ont pas mené aux dérives racistes de l'Allemagne nazie.

Pour entretenir ce sentiment d'appartenance à la nation et en exalter la grandeur, les fascistes cherchent à faire la guerre et à conquérir des territoires.

3. Le parti unique et le refus du parlementarisme: Les régimes fascistes ont mis en place des systèmes à parti unique. Les partis d'opposition sont donc déclarés illégaux. L'état d'urgence est aussi décrété, afin de suspendre les pouvoirs normalement conférés au Parlement.

4. L'aspiration à fonder une société totalitaire: Les fascistes souhaitent ultimement que l'État contrôle tous les aspects de la vie en société (éducation, économie, arts, les loisirs, la religion...). Sans que ce soit une condition sine qua non, on trouve aussi dans les régimes totalitaires des camps de concentration, qu'il s'agisse des goulags en ex-URSS, ou encore des camps d'extermination en Allemagne nazie.
***
Si certains sont aujourd'hui tenté d'associer la brutalité policière qui s'abat sur le mouvement étudiant à du fascisme, c'est que l'appareil policier doit en effet jouer, pour cette idéologie, un rôle important de contrôle social. En ce sens, il n'est pas inapproprié de rappeler à quels types de dérives plus importantes cela peut mener. Mais on ne devrait pas pour autant affubler le gouvernement d'un terme à ce point chargé de significations, même si la colère à son endroit peut-être grande et son attitude déplorable dans le dossier de la grève étudiante.


D'une part, cela a pour effet de banaliser le sort de millions de personnes qui ont réellement vécu dans des régimes fascistes (Italie de Mussolini, Portugal de Salazar, Espagne de Franco, Allemagne de Hitler), au sens où je viens de le définir.  


D'autre part, insister sur la fascisation de l'État québecois, c'est sombrer le même type de démagogie que le gouvernement ou certains chroniqueurs utilisent pour démoniser le mouvement étudiant. 


Je suis le premier à être en colère lorsqu'on tente de discréditer tout le mouvement étudiant, alors que trois ou quatre écervelés saccagent le bureau de circonscription de la ministre Beauchamp. À cet égard, il faut voir et revoir la fameuse entrevue de M. Denis Lévesque, avec Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole de la CLASSE, et le professeur à l'ENAP Christian Dufour, dans laquelle on tente d'alarmer tout le monde en évoquant le danger d'éventuels assassinats et en associant le discours de M. Nadeau-Dubois à celui d'un batteur de femmes. D'une disgrâce totale! 


Je suis aussi le premier à trouver scandaleux que le premier ministre Charest tente d'associer les manifestations étudiantes à de l'intimidation, comme on peut en retrouver sur les chantiers de construction. Est-il besoin de rappeler que dans ce cas, ce sont la mafia et le crime organisé qui jouent un rôle central dans l'établissement d'un climat de violence? Faire une association entre ces deux situations est d'une irresponsabilité grossière.


Par contre, je trouve regrettable de laisser entendre que le gouvernement québécois agit à la manière d'un gouvernement fasciste. Ces associations m'apparaissent elles aussi exagérées, et je me demande à quel point ce genre d'inflations verbales (d'un côté comme de l'autre) contribuent, paradoxalement, à alimenter un climat de peur et de paranoïa susceptible de créer un terreau fertile à ce fascisme dont on semble craindre la résurgence.


Quand un enjeu social devient à ce point chargé d'émotions et de frustrations, c'est parfois la raison en entier qui fout le camp. Ce texte se veut donc un modeste effort pour tenter de la réhabiliter.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire