Nicolas Bourdon
Les feuilles se colorent, l’air est frais et il
s’embaume de l’odeur de la terre humide et des feuilles mortes. C’est
décidément l’automne; nous allons peut-être redevenir profonds.
Je n’ai en effet jamais compris pourquoi l’été
est souvent considéré comme la saison des lectures légères alors qu’il devrait
être la saison des œuvres volumineuses et denses. Pourquoi l’été devrait-il
être uniquement consacré à la chick lit,
à des romans mélodramatiques ou à des recueils de nouvelles alors que nous
avons tout le temps voulu pour lire et réfléchir ? Nous avons, pour la plupart,
au moins quelques semaines de vacances et l’actualité est peu palpitante et
totalement dépourvue de surprises : pendant une bonne partie de l’été 2012, la
grande question fut de savoir quand auraient lieu les prochaines élections au
Québec, on l’a finalement su et les journalistes n’avaient soudainement plus
rien à dire.
J’ai donc mis à profit ce temps de repos pour
lire le dernier roman de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, Le Rêve du Celte, portant sur
l’aventurier et révolutionnaire irlandais Roger Casement (1864-1916). Après La Fête au Bouc et Le Paradis – un peu plus loin, c’est le troisième roman de Lllosa
consacré à des figures politiques, et lui-même a tenté sa chance en politique
en se présentant à l’élection présidentielle péruvienne de 1990, mais fut battu
par Alberto Fujimori, à l’époque très peu connu.
Roger Casement est très tôt attiré par
l’aventure et les voyages; il admire entre autres héros le journaliste et
explorateur britannique John Stanley qui commanda plusieurs expéditions en
Afrique. Pétri des idéaux colonialistes anglais, Casement va contribuer à
l’édification de l’État indépendant du Congo, qui n’a d’indépendant que le nom,
au profit du roi des Belges Léopold II. L’admiration de Casement pour
l’entreprise coloniale est telle que, avant son départ pour le Congo, son oncle
Edward remarque qu’il fait ses préparatifs de voyage « comme ces croisés qui au Moyen Âge partaient pour l’Orient libérer
Jérusalem. » Casement mettra environ huit ans
avant de perdre toutes ses illusions envers le projet de Léopold II qui a comme
but officiel de propager la foi chrétienne et de combattre l’esclavage que
subissent les tribus africaines du Congo au profit des trafiquants d’esclaves
de Zanzibar. En vérité, les Belges sont au Congo surtout pour une chose :
exploiter le caoutchouc, cet or noir nécessaire, entre autres, à la fabrication
des pneus.
Les tribus indigènes présentes au Congo constituaient
une main d’œuvre à bon marché pour les compagnies caoutchoutières; Casement
s’en rendit pleinement compte lors de son voyage au Congo en 1903, voyage qui
changea profondément sa vision du monde et le détermina à combattre le colonialisme
dont il avait pourtant été auparavant un ardent défenseur. Le rapport qu’il
rédigea en tant que consul de la Couronne britannique fut dévastateur :
Casement démontra hors de tout doute que les compagnies caoutchoutières étaient
coupables de crimes contre l’humanité au Congo. Viols, tortures et assassinats
contre les tribus africaines, auxquelles on demande d’aider les Blancs dans
leur exploitation des arbres caoutchoutiers, sont fréquents et ils demeurent dans
la très grande majorité des cas impunis. C’est lors de ce voyage « au cœur des
ténèbres » - l’expression est de l’écrivain Joseph Conrad que Casement rencontra
au Congo - que prend racine le nationalisme irlandais de Casement, qui était
auparavant un fier sujet de Sa Majesté. Il estime que la Grande-Bretagne a
imposé à sa chère Eire une langue et une culture qui ne sont pas la sienne;
certes la situation des Irlandais est plus enviable que celle des Africains du
Congo, mais ils n’en demeurent pas moins des êtres colonisés.
Cependant, Casement attendit encore quelques
années avant de prêcher une révolte contre la présence de la Couronne
britannique en Irlande, le temps pour lui de mener à bien une dernière campagne
contre une importante compagnie caoutchoutière, la Peruvian Amazon Compagny de
José Arana qui exploite tant et si bien les indigènes du Putumayo que ceux-ci
sont en voie d’extinction. Le travail humanitaire de Casement lui valut les éloges
de la presse britannique et de nombreuses sociétés anti-esclavagistes; le roi
George V l’anoblit en 1911 en
reconnaissance de son œuvre exemplaire à titre de consul de la Grande-Bretagne.
Mais ironiquement c’est précisément au moment où la Couronne britannique le
couvre d’honneurs et d’éloges que Casement décida de se joindre à des groupes
nationalistes radicaux dont le but premier était l’indépendance de l’Irlande.
Le grand médite de Llosa est celui de ne pas
avoir succombé à la tentation d’écrire une hagiographie et, en parallèle au
travail humanitaire de son héros, l’auteur nous dévoile des bribes du journal
intime de Casement; celui-ci est truffé de descriptions d’aventures réelles ou
imaginaires de Casement avec les jeunes garçons qu’il a rencontrés dans ses voyages
au Congo et en Amazonie. L’auteur utilise abondamment la technique du
contrepoint et il fait habilement alterner les chapitres consacrés aux voyages
et au militantisme de Casement avec les chapitres décrivant les derniers
moments de son héros à la prison de Pentonville où il est enfermé après avoir
été reconnu coupable de haute trahison; les allers-retours continuels et
contrastés entre le passé héroïque de Casement et sa situation pitoyable en
prison mettent en relief les derniers jours tragiques de Casement alors qu’il
est abandonné par plusieurs de ses plus chers amis qui le considèrent comme un
traître et un pédophile.
Ce roman est une réussite, peut-être pas une
réussite aussi éclatante que celle de La
Tante Julia et le scribouillard, mais une réussite tout de même. Le brio de
Llosa est d’avoir éclairé la personnalité complexe et torturée de Casement dont
l’existence alterna entre l’ascèse et de brefs moments de sexualité débridée,
et qui voua une grande admiration pour la Grande-Bretagne dans sa jeunesse pour
ensuite la considérer comme une force oppressive dont l’Irlande devait se
débarrasser. Après avoir suivi le parcours de Casement, la citation de José
Enrique Rodó qui ouvre le roman de Llosa prend tout son sens : « Chacun de
nous est, successivement, non pas un, mais plusieurs. Et ces personnalités
successives, qui émergent les unes des autres, présentent le plus souvent entre
elles les contrastes les plus étranges et les plus saisissants. »
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